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Kareen Janselme Jeudi, 18 Février, 2016 L'Humanité

 

La ministre du Travail veut légaliser le recours au référendum et retirer le droit d’opposition des syndicats majoritaires. En Moselle, l’entreprise Smart l’a déjà devancée à sa façon.

Hambach (Moselle), envoyée spéciale.

La veille à Sarreguemines, en Moselle, on a fêté en fanfare la traditionnelle fin du carême. Mais ce lendemain de balla-balla, le dernier bal du carnaval, c’est la gueule de bois chez Smart, à une dizaine de kilomètres de là. Depuis janvier, les 800 salariés de la filiale du groupe automobile Daimler, à Hambach, ont signé à 97 % une augmentation de leur temps de travail avec une baisse de leur salaire de base. Trente-sept heures aujourd’hui, trente-neuf heures en 2017, au lieu des trente-cinq inscrites initialement dans leur contrat. Car, cet hiver, menaçant de fermer boutique, l’entreprise leur a fait signer un avenant individuel, afin de contourner l’opposition des syndicats majoritaires à ce nouvel aménagement du temps de travail.

Chaque semaine, on change d’horaires

Depuis un mois et demi, les calendriers ont donc été bousculés. À l’atelier, on marne de 6 heures à 14 heures, de 14 h 30 à 23 heures suivant les équipes, avec une troisième plage de 22 heures à 6 heures pour ceux de la peinture. Chaque semaine, on change d’horaires. « C’est dur, avoue cet intérimaire de 26 ans. Pour le dos surtout. Et les poignets quand on travaille à la chaîne. Il y a des postes moins durs que d’autres, mais dans mon service nous avons déjà trois arrêts de travail sur le mois. » Sur le parking de l’entreprise, un petit groupe se presse sur le bitume et sous la bruine pour aller « badger ». L’un des ouvriers en treillis gris s’arrête devant le tourniquet qui limite l’accès au site : « J’ai 29 ans et neuf ans de chaîne : je n’en peux plus. C’est ma dernière année, je vais démissionner. Je me suis séparé de ma compagne il y a quelques mois. En rentrant à minuit, énervé tous les soirs, c’est normal. Je suis trop crevé. » La CGT pointe aussi le travail dominical, le travail six jours sur sept, les pauses repas fractionnées… et la recrudescence des accidents de trajet.

La «fermeture» brandie comme un épouvantail

Rien ne va plus depuis que la direction a décidé d’imposer son « pacte 2020 », présenté comme le projet de survie de l’entreprise jusqu’à cette date. Alors que la moyenne d’heures travaillées était de trente-trois heures en 2015, la direction a décidé d’augmenter la cadence, en supprimant des intérimaires et en brandissant la fermeture du site comme épouvantail. « Fin juillet 2015, nous avons sondé les syndiqués, se souvient Samir Boualit, délégué du personnel CGT. À 95 %, ils ont refusé les trente-neuf heures, malgré la prime de 120 euros. Ils sont au bout. Ce n’est pas l’argent le plus important : ces horaires remettent en cause la vie familiale, les conditions de travail. » Ce syndicaliste travaille lui-même à la chaîne depuis dix-huit ans. Toujours au même coefficient. Et touche 1 774 euros brut en fin de mois. « Quand tu travailles à la chaîne, faut laisser le cerveau à la maison. » Mais même pour la prime, pas question de signer cet avenant que Samir Boualit assimile à un leurre : « L’an dernier, nous avons produit 88 000 véhicules. L’objectif pour 2016 était de 108 000 et vient d’être revu à la baisse à 100 000. On diminue les postes de travail en ralentissant la chaîne, on se sépare de 120 intérimaires, et on intègre de plus en plus d’automatisation sur la ligne au détriment des postes de cariste. On se retrouve avec des semaines de quarante-six heures sans produire plus ! » Une inquiétude renforcée par la stratégie de l’entreprise : ne produire sur le site qu’un seul produit, le véhicule biplace Fortwo, qui se vend mal aujourd’hui puisque la chute du prix du pétrole favorise les grosses cylindrées.

« On a signé sous la menace. C’est malsain à mort »

Face aux syndicats et employés réticents, la direction est montée d’un cran à l’automne. Smart a organisé une consultation des salariés sur son projet d’augmentation de temps de travail. Les 1 200 intérimaires n’ont pas été sondés. Le collège cadres a voté « oui » à 74 %. Les ouvriers ont refusé à 61 %. Au total, une courte majorité des votants (56 %) a approuvé le projet patronal. Mais ce référendum n’avait aucune valeur juridique. Pour l’entériner, la direction a donc eu besoin de la signature des syndicats représentant 30 % des salariés. La CFE-CGC et la CFTC ont plié. La CGT et la CFDT ont répliqué : avec 53 % des voix, leur droit d’opposition l’a emporté légalement. « Après ce sondage sans portée juridique, raconte Jean-Luc Bielitz, délégué CGT, nous avons eu droit au forcing et à la pression de la direction, à une négociation déloyale pendant six mois. Les délégués syndicaux ont été convoqués en tête à tête par le directeur général ou des ressources humaines pour pousser à la signature. » Le chantage à l’emploi n’aboutit pas ? Smart va abattre son dernier joker : des avenants individuels adressés à chaque salarié. Chaque employé est convoqué personnellement dans le bureau pour qu’il comprenne l’utilité de ce nouveau contrat dans l’avenir de l’entreprise… avec un délai d’une semaine pour signer. « La direction a agité le spectre du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) et de la délocalisation en Slovénie pour obtenir au moins 75 % des signatures », reprend Jean-Luc Bielitz.

Un modèle qui menace les sous-traitants

À Novo Mesto, un ouvrier est rémunéré 900 euros par mois. Une aubaine. La direction précise : si le quota des 75 % de signatures n’est pas atteint, c’est le site tout entier qui fermera. « L’ambiance était malsaine, raconte cet opérateur qui cache son nom en raison des pressions croissantes. Ils sont venus nous voir un à un pour qu’on signe, jusqu’au vestiaire, limite sous la douche ! Je leur avais dit que je ne voulais pas. Ils ont même arrêté la ligne pour me faire signer. J’ai cédé. » « On a signé sous la menace. C’est malsain à mort », confirme cet « Etam » (employé, technicien et agent de maîtrise). On comprend le chiffre faramineux obtenu par la direction : 97 % de signatures. Les syndicats dénoncent même l’envoi de courrier aux salariés qui se seraient exprimés négativement dans les médias. Depuis, les salariés sous pression refusent de donner leur nom et fuient les questions sous l’œil des caméras omniprésentes sur le parking de Smartville.

« Si le site s’appelle Smartville, ce n’est pas pour rien, précise Sébastien Fafournoux, délégué CGT chez le sous-traitant Faurecia, tous les fournisseurs y sont implantés. Le réaménagement du temps de travail chez Smart va se répercuter sur énormément d’entreprises : Magna, ThyssenKrupp… Faurecia lui fournit la carrosserie plastique extérieure de la voiture. Nos négociations annuelles obligatoires ont toujours lieu après celles de Smart, qui donne le coup d’envoi. Le volume de production est décidé par Smart, Faurecia s’adapte. Là, les NAO traînent, elles auraient dû se terminer fin 2015. La direction nous a clairement fait comprendre que nous devions faire un effort, comme les salariés de Smart, sur le temps de travail. Or chez nous, le problème est inversé. Nous n’avons pas de déficit d’heures. Nous avons réalisé cent à trois cents heures en plus en 2015, payées en heures supplémentaires. La direction veut éviter de les payer en repoussant le seuil de leur déclenchement ! Ce n’est pas acceptable pour nous, alors que la direction ne propose que 0,2 % d’augmentation des salaires. L’an dernier, nous fonctionnions avec 150 intérimaires, ils ont été réduits à 75. »

Smart cherche à faire disparaître les syndicalistes du paysage

Fabien Gâche, délégué central CGT chez Renault, partenaire de Smart, soutient le combat des Smart car, avec la prochaine loi El Khomri, le référendum pourra être utilisé dans toutes les entreprises. Pour lui, ce n’est qu’une nouvelle pierre apportée à un édifice central « qui vise à éradiquer tout ce qui relève des garanties collectives » avec la remise à plat du Code du travail, des acquis sociaux, de la capacité d’action des syndicats. « Chez Renault, 7 000 intérimaires et 7 900 ouvriers travaillent dans la maison mère. On a créé des multicouches de salariat, avec des contrats à la semaine, des contrats de dix-huit mois, des CDI. On crée une société où chacun n’aurait plus les mêmes intérêts, une jungle où les organisations syndicales n’auraient pas vraiment leur place. » Chez Smart, non seulement les syndicalistes n’arrivent pas à progresser professionnellement, mais on cherche à les faire disparaître du paysage. Début janvier, le délégué CGT Jean-Luc Bielitz a vu émerger une vieille affaire remontant à 2009. Après divers recours en appel, un rejet par l’inspection du travail, le ministère du Travail vient d’écrire, hors délai, pour relancer sa procédure de licenciement. Après la condamnation des salariés Goodyear, le licenciement de ceux d’Air France et leur prochain procès, l’ambiance n’est pas au beau fixe pour les représentants syndicaux qui défendent les emplois. L’entreprise Smart, elle, n’a pas été inquiétée pour ses manœuvres douteuses de référendum et de signatures d’avenant malgré l’opposition légale des syndicats majoritaires. Ceux-ci ont décidé d’aller en justice pour délit d’entrave envers le comité d’entreprise et du CHSCT et délit d’entrave au droit syndical. L’avocat de la CGT lancera sa procédure fin février. Mais déjà, la ministre du Travail aurait trouvé la parade. D’après le projet de loi publié par le Parisien, Myriam El Khomri a décidé unilatéralement de faire disparaître le droit d’opposition des syndicats majoritaires.

 

Tag(s) : #JE LUTTE DES CLASSES
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