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Les auteurs de roman noir sont souvent des gens engagés. La plupart (pas tous) du bon côté, c’est-à-dire de celui où l’on défend les petits, les humiliés, ceux que la loi du Kapital broie au nom du profit.

Après les nouvelles de Didier Daeninckx et de Roger Martin, Rouge Cerise a le plaisir de présenter aujourd’hui un texte dur (mais pas plus que ce qu’il dénonce) dû à la plume noire et sensible de Jeanne Desaubry, auteure du remarquable Point de fuite.

R.C.

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Édité en numérique chez SKA.

 

Illustration choisie par RC

 

 

Martine est debout devant son vestiaire. Le claquement de la porte métallique résonne dans le local quasiment vide. Celles qui viennent encore travailler se parlent à voix basse. Malgré cela les chuchotements font écho.

 

Martine passe ses mains sur ses hanches. La blouse commence à tirer. Ça plisse autour des boutons. Bientôt ça se verra. Quand elle a dépassé le piquet de grève, les filles l’ont interpellée comme tous les matins. Elles ont crié. Mais Suzanne, la plus âgée de toutes, celle qui a été licenciée en premier, n’a rien dit. Elle l’a juste examinée, s’attardant à la taille, puis a serré les lèvres en hochant légèrement la tête. À l’heure qu’il est, tout le monde doit savoir. Il y a une grande AG cette après-midi. Les filles l’ont tannée pour qu’elle y aille. La réunion se fera sous le hall de déchargement. Plus de camion depuis le début de la semaine. Les gars les arrêtent au carrefour, à l’entrée de la zone industrielle. Mais il parait que les flics en ont arrêté plusieurs hier.

 

Martine ne dispose que de bribes de renseignements, celles que lui lâche Brigitte lorsqu’elle vient la soûler d’arguments tous les soirs pour la décider à rejoindre la grève. Quand ce n’est pas Brigitte, c’est Marcelle, ou Ginette, les anciennes.

 

Sa mère ne dit rien, son père ne lui parle plus. Lui, il est de toutes les réunions, de tous les piquets. Trois semaines déjà que ça a commencé. Il fait partie de ceux qui ont reconduit le directeur-adjoint venu de Lille à sa voiture de façon musclée.

 

Le gars, la glotte serrée dans un col encerclé par une cravate terne, leur a fait un exposé sur la chute de l’industrie textile. Comme si on ne le savait pas. Mais ça n’empêche pas l’entreprise de faire des profits. Pourquoi licencier, alors ?

 

Martine a vu son père rentrer, dîner sans un mot, blanc de rage rentrée. Il ne la regarde plus non plus. C’est aussi bien. Martine a si peur de ce qui va se passer. Sa mère va finir par découvrir sa grossesse. Sans toute cette agitation, ce serait sans doute déjà fait.

 

Pourquoi Martine n’a-t-elle rien dit ? Quand c’est arrivé, elle aurait dû parler avec sa mère. C’est la honte qui l’a retenue. La peur aussi. Le contremaître l’a prévenue. Un mot et il s’arrange pour qu’elle et ses parents soient virés. À leur âge et dans la région, cinq ans de chômage avant la préretraite. C’est ce qui les attend de mieux. Perdre les copains, les pique-nique d’ateliers, les soirées loto, est-ce qu’ils supporteront ? Et se cacher pour aller faire les courses dans un discount, est-ce qu’ils résisteraient… Si elle est virée aussi, ils n’auront plus rien pour vivre que des allocations misérables. La maison est payée, mais c’est si petit. Où mettra-t-elle le bébé ?

 

Il n’y a pas longtemps qu’elle se dit le « bébé ». Jusqu’alors, Martine s’était refusé à y penser autrement qu’à un retard de règles, des maux de ventre ou un accident. Ses seuls sentiments étaient le dégoût, le malaise, le refus, les dents serrées sur les nausées de début de grossesse.

 

Perrier, le contremaître, fait le coup aux plus jeunes. Elle n’est pas la première qu’il lorgne sans retenue. Martine ne sait pas pourquoi il est passé à l’acte avec elle. Les mains baladeuses, les propositions à double sens… Mais qu’est-ce qu’elle a fait pour qu’il s’autorise à aller plus loin, ce soir-là, avec elle ? Quelle saloperie elle porte sur sa peau qui lui aurait donné le droit ?

 

Elle travaillait dans l’équipe du soir. Sa machine a eu un problème, les autres sont parties alors qu’elle finissait de nettoyer les bobines. Il l’a approchée par derrière, s’est collé à elle. Elle a rué, s’est jetée en arrière. Dans son cou, le souffle chaud puait l’alcool. Elle a crié, tenté de se dégager, mais il a tordu sa queue de cheval. Il s’est énervé, remontant la blouse, la jupe dessous, arrachant la culotte. Il l’a prise si vite et si fort qu’elle a hurlé de douleur. C’est à peine si ça a duré deux minutes en tout.

 

Elle a perdu du sang pendant plusieurs jours. C’est ça aussi. Elle a cru qu’elle avait ses règles un peu plus tôt.

 

Il y a eu cette peur paralysante, inoubliable, les insomnies à revivre encore, encore, ces quelques minutes tellement humiliantes.

 

Martine est partie, ce soir-là, en s’essuyant les larmes dans sa manche.

— Allez, quoi, tu vas pas en faire un paquet, comment je pouvais savoir que t’étais vierge ? Une belle petite salope comme toi, à ton âge, ça m’étonne, aussi. D’toute façon, t’as intérêt à la fermer. Voilà ce que c’est que d’allumer un brave mec toute la sainte journée, je vous demande un peu. Ouais, t’as intérêt à la fermer si tu veux garder ton boulot ! Et pas que le tien !

 

Quand la grève a commencé, Martine n’a rien voulu entendre, n’a rien pu entendre, dévorée par son drame personnel. Elle s’est repliée comme un escargot, terrifiée par ses soupçons intimes de plus en plus envahissants et par le regard mauvais de Perrier.

 

Martine a glissé un tournevis dans sa poche de blouse. Quand elle en change, elle prend garde de transférer le tournevis. La prochaine fois, elle se défendra. Non, il n’y aura pas de prochaine fois.

 

L’atelier tourne au ralenti. Il manque trop de filles. Les hommes, tous en grève. Aucun pour déplacer les charriots avec les bobines et alimenter les machines. Perrier, le contremaitre, se garde bien de mettre la main à la pâte. Il gueule, puis se reprend, leur parle gentiment, on voit que ça lui coûte. Elles se mettent à deux ou trois, et soufflent pour y arriver. À la direction, il n’y a plus personne depuis trois jours. Martine avait peur ce lundi matin. Et s’ils avaient tout déménagé pendant le weekend ? Il y a des endroits où ça s’est fait…

 

Des heures cotonneuses, hébétées, passent pour Martine qui se laisse abrutir par le travail.

Soudain, dehors, des éclats de voix excitées. Des bruits de moteur, des rires.

— Allez, les filles, merde. Faut laisser tomber vos machines. Venez nous retrouver. C’est pas possible un truc pareil. Vous êtes des nôtres. Vous pouvez pas les laisser faire. Et puis, aujourd’hui, c’est fête.

Martine a baissé la tête en entendant la voix de son père. Ils sont quatre ou cinq à avoir forcé la porte pour venir les chercher.

Perrier est sur la passerelle métallique au-dessus. Il ignore les hommes, se met à gueuler à l’intention des femmes, sur qui il transfère lâchement sa rage :

— Vous allez vous y mettre, bordel ! Les feignasses, elles sortent, ça se passe dehors pour elles !

— À qui tu parles, malpoli ? Hein ? À qui tu crois parler ? À nos femmes ? À nos filles ? Tu te crois où ? Descend un peu nous dire la même chose à nous, si t’as quelque chose dans le futal.

L’autre, là-haut, l’a fermé. Il est rentré dans le bureau en verre et a claqué sa porte. En levant la tête, Martine l’a vu qui prenait son téléphone. Qui appelle-t-il à son secours ?

 

Elle éprouve une sotte fierté à voir son père à la tête de ce petit groupe. Sans savoir vraiment pourquoi, elle débraie la machine, et comme ça, sans s’habiller, laissant tout, elle suit sa voisine, Valérie, qui a remonté l’allée vers les syndicalistes. Valérie, pourtant, elle est seule avec deux enfants. Son mari s’est fait la belle. Il y a Jacqueline, qui est veuve, et Ginette, mais on sait que le ménage ne va pas, lui picole beaucoup, il est déjà au chômage. Et Marie, et Violette… En hésitant, les dernières filles arrêtent les moteurs, s’essuient les mains, retirent les charlottes et se dirigent vers la porte ouverte sur le soleil.

 

Dans la cour, il y a le bus de transport des ouvriers, garé en travers du grand portail. Martine se demande un moment pourquoi des hommes sont grimpés dessus, avant de remarquer les camions bleus de l’autre côté de la grille.

 

Marcel, le pote de son père, escalade le car de l’usine à son tour. Il a un mégaphone. On ne comprend pas tout, le vent en emporte des parties. Martine ressent une brusque bouffée de soulagement. Sa solitude devenait intenable. La tension dans son ventre la rappelle à sa tristesse. Un jour comme aujourd’hui, alors que les derniers salariés viennent de se mettre à leur tour en grève, ce devrait être un jour de fête pour tout le monde. Le poids de son secret étouffe son euphorie.

 

Les zozos, sur le bus, continuent à s’agiter. La nuit tombe doucement. Sa mère est venue la voir, mais Martine s’est reculée dans l’ombre. Les troènes de la haie sont en fleur. Ils embaument. Martine retient une envie de pleurs, de cris, de rage.

 

Dans un tonneau de tôle coupé en deux, Marcel et le père de Martine ont commencé un barbecue. L’odeur de la viande grillée donne des relents de ducasse au rassemblement des grévistes.

 

Il fait à présent tout à fait nuit. Il y a un petit groupe électrogène, sûrement emprunté à l’usine, qui leur fait de la lumière. Une guirlande d’ampoule de couleur renforce l’aspect festif de la soirée. Martine voudrait avoir dix ans.

 

Sur le toit du bus, il y a maintenant tout un matériel installé. Marcel, le délégué syndical expliquait tout à l’heure qu’un groupe de rock parisien était venu les soutenir. Comme ça. Sans raison ? Si, la solidarité ! Ah ? Ouais, il y en a un qui est manutentionnaire et l’autre qui bosse avec des mômes.

 

La jeune fille, un peu rassurée par l’obscurité qui la dissimule, s’est laissée emmener par les copines. Dans une assiette en carton elle a une saucisse, des chips, on lui a mis un verre de rosé dans la main, de force, avec un rire. — Allez Martine, on fête ça. Grève générale !

Un sifflement aigu de larsen transperce les tympans. Dans l’obscurité tiède de la nuit de juin, la fureur des basses se déchaîne. (1)

 

On ne comprend pas tout des textes, les enceintes saturent.

 

Martine ne connaît que le bal de la ducasse. Une tente avec une sono qui passe de la pop. Les émissions de la télé, bien sûr. Mais ça ! Ça ! Une sorte de sauvagerie primitive la soulève, la transporte… Dans un fût de deux cents litres, les hommes ont jeté des morceaux de palette. Autour, les silhouettes des jeunes s’agitent en rythme. Des bras battent le soir comme des ailes. Les étincelles montent dans le ciel, la sono hurle, le chanteur dégueule ses tripes dans le micro, les frissons couvrent le corps de Martine d’une peau de chagrin, d’un hérissement de tous ses poils, des bras jusqu’au cou, d’un tsunami de sueur.

 

Les hommes en noirs sont descendus de leurs cars bleus. Ils ont enfilé leurs casques, ils sont équipés de boucliers, de jambières. Ils évoquent des Robocops de fiction. Ce n’est pourtant pas un film quand ils attaquent à la pince géante le portail fermé avec une grosse chaîne.

 

Il y a un homme, quelques pas devant le premier rang des CRS, harnaché pour la guerre lui aussi. Il crache quelque chose dans un mégaphone. Ses paroles sont couvertes par les décibels de rock sauvage, salué par des sifflets à peine audible. Autour du bus, les plus jeunes continuent à danser, tandis que Marcel et le père de Martine commencent à courir pour rassembler les hommes.

 

Le fût dans lequel brûlait un magnifique feu de St-Jean est renversé, les flammes s’élèvent, gagnent le tas de palettes qui attendait, près du bidon d’essence du groupe électrogène.

 

La folie semble gagner les rangs qui se font face, tandis que des slogans rageurs sont crachés du haut du bus. L’obscurité et les flammes donnent à la scène des reflets d’enfer.

 

Les femmes refluent en criant. Martine tombe, se relève, est jetée violemment au sol par une charge de jambes bottées. Elle fuit à quatre pattes, s’appuie sur le mur de l’usine pour se redresser.

 

Tapi dans l’ombre, un vilain rictus de peur sous la moustache, Perrier la dévisage, l’œil hagard, le front en sueur. Le feu gagne. Les flammes s’élèvent plus haut. Perrier, pris de peur, a voulu échapper à sa prison. Les rats fuient toujours les incendies.

 

— Barre-toi, tu vas me faire repérer !

 

Martine se trouve coincée dans le reflux de la charge. Elle tombe à nouveau, cette fois contre Perrier qui la repousse violemment.

 

La jeune femme sent sa blouse se déchirer. De la poche, dont le tissu pend, tombe le tournevis. Elle se penche et, au milieu du tumulte, du fracas des cris et du bruit des flammes qui ont gagné les barricades de pneus, lâchant d’épais panaches de fumée, elle se saisit de l’outil. Perrier la voit, comme au ralenti, se tourner vers lui, lever la main, l’abattre.

 

Sans un mot malgré sa bouche grand ouverte, le contremaître glisse le long du mur.

 

Martine s’éloigne comme elle peut dans les dernières bousculades. Terrifiée par le flot tiède qui s’écoule entre ses jambes, elle ne se préoccupe pas de celui qui s’échappe de la bouche de l’homme prostré sur le sol, mains crispées sur un manche de tournevis planté dans sa poitrine.

 

Jeanne Desaubry

 

(1)La légende des Bérurier Noir veut qu’ils aient un jour de 1985 donné un concert sur le toit d’un bus à l’occasion d’une manifestation pour les chômeurs. Le défilé, interdit, aurait été violemment dispersé par les CRS.

 

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Tag(s) : #CULTURE
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