« Quand tout sera privé, nous serons privés de tout » Les déboires de la privatisation du rail en Allemagne et dans toute l'Union Européenne illustrent tristement cette prédiction comme le montre l' étude de "Solidaire", le journal du Parti du travail Belge que Rouge Cerise reproduit ci-dessous.
On y trouvera comment Le Parisien, entre autres, nous informait, en 2018, sur les bienfaits de la privatisation: "En Allemagne, la libéralisation du rail ne pose pas de problème" " pourtant ce qui allait suivre était prévisible comme l'écrivait au même moment l'Humanité: "Allemagne. Le vrai visage d’une réforme ferroviaire « exemplaire »"
Alors que le Conseil régional brade les TER de la région au privé cet article est un encouragement à défendre le service public .
R.C.
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Sur le site de Solidaire, journal du parti du travail Belge
Alors que les libéraux nous vantent les avantages de la libéralisation du rail, une entreprise (privée) de chemins de fer est menacée de faillite en Allemagne. Usagers et cheminots risquent une fois de plus d'en faire les frais.
En Belgique, c’est une victoire importante pour les cheminots et les usagers après des années de luttes : le transport ferroviaire de passagers restera public et sans ouverture à la concurrence pour les dix prochaines années. Mais la vigilance reste de mise. Car les autorités européennes et le gouvernement belge n’ont pas abandonné la voie de la libéralisation du rail. Pourtant, tous les exemples étrangers montrent que les voyageurs, les travailleurs et le climat ont tout à y perdre. Après les Pays-Bas et le Royaume-Uni, l’Allemagne nous en donne un nouvel exemple.
La faillite d’Abellio, ou l’échec du rail régional libéralisé
Le nouveau raté de la libéralisation du rail nous vient donc cette fois du chemin de fer régional allemand. Abellio GmbH, filiale des chemins de fer néerlandais NS et 3ème plus grand opérateur actif sur le « marché ferroviaire » allemand, est placé sous la protection de la loi des faillites depuis cet été en raison de ses énormes pertes. L’entreprise va être exclue de l’exploitation des services régionaux du Land de Rhénanie-du-Nord–Westphalie. L’entreprise envisage même d’arrêter l’ensemble de ses services en Allemagne.
Lire plus : Le rail privé britannique, ce mort-vivant…
C’est un échec pour les autorités allemandes, qui vont devoir reprendre en urgence les services ferroviaires abandonnés et dépenser des centaines de millions pour en assurer l’exploitation. Rien qu’en Rhénanie-du-Nord–Westphalie, on estime ce coût à 380 millions €. De son côté Abellio et sa maison mère la NS font pression sur l’État néerlandais pour obtenir une aide financière. Privatiser les gains et nationaliser les pertes, la recette est connue.
Baisser les coûts pour obtenir les marchés
C’est une période de forte incertitude qui s’ouvre pour les milliers de travailleurs de l’entreprise. Ils devraient être réengagés par l’opérateur qui reprendra l’exploitation, mais sans garantie ferme. Pour les voyageurs, c’est le chaos en vue : suppressions, retards, problèmes de remboursement des billets, etc.
Pour expliquer la situation, Abellio avance la hausse des coûts du travail ou les chantiers sur les voies qui dégradent le service ferroviaire. Les observateurs critiques pensent qu’il s’agit plutôt du résultat d’une stratégie délibérée : baisser les coûts pour obtenir des marchés, quitte à ne pas être capable d’assurer les services promis et demander de l’argent public supplémentaire en utilisant l’arme du chantage. C’est déjà pour la même raison que l’Écosse avait fait le choix de renationaliser son rail début 2021 et de se débarrasser d’Abellio.
L’entreprise néerlandaise n’est pas la seule à agir de la sorte et à connaître des difficultés. Keolis, filiale de la SNCF et 6e plus grand opérateur sur le marché libéralisé allemand souhaite aussi retirer du marché suite à de lourdes pertes.
Le grand marché ferroviaire allemand
Pour comprendre cette situation, il faut revenir à l’histoire récente du rail allemand. Celui-ci a été ouvert à la concurrence en 1994, dès la réunification des chemins de fer ouest et est-allemands.
Ce sont d’abord les grandes lignes, soit les liaisons entre les grandes villes, qui ont été ouvertes à la concurrence. Tout opérateur peut maintenant lancer un service ferroviaire, mais ces services ne reçoivent aucun subside public, la vente des billets doit couvrir l’ensemble des coûts. De ce fait, le nombre d’entreprises intéressées est resté très limité. 99 % du marché est resté entre les mains de l’opérateur historique, la Deutsche Bahn. La seule offre significative est celle de Flixtrain, qui opère 6 lignes.
En 1996 ce sont les liaisons régionales qui ont été ouvertes à la concurrence, sur base la mise aux enchères de « paquets régionaux ». L’entreprise remettant la meilleure offre se voit offrir un monopole dans une région ou sur plusieurs lignes pour une durée déterminée (souvent 10 ans). Elle reçoit des subsides publics pour couvrir les frais d’exploitation, en échange d’obligations de services : fréquences minimales, qualité du service, prix du billet etc. En plus de la Deutsche Bahn, près de 450 opérateurs se partagent 33 % du marché régional. Parmi ceux-ci, quelques grands acteurs : Abellio, Keolis, Netinera, filiale des chemins de fer italiens Treinitalia ou Transdev.
160 000 emplois en moins en à la Deutsche Bahn
Dans le cadre de la propagande pour libéraliser le rail, l’Allemagne a souvent été citée en exemple : la concurrence y serait synonyme de réouverture de lignes et augmentation de l’offre, satisfaction des voyageurs et hausse de fréquentation, amélioration de la qualité du service… « en Allemagne, la libéralisation ne pose pas de problème ».Vraiment ?
Dans les faits, la situation est loin d’être aussi idyllique.
D’abord pour les travailleurs. Les syndicats ont dû batailler pendant plus de dix ans après l’ouverture du marché pour obtenir la fin du dumping social et un statut unique pour les cheminots, quel que soit leur employeur. Pour faire face à la concurrence, la Deutsche Bahn a lancé plusieurs restructurations, menant à la disparition de plus de 160 000 emplois entre 1994 et 2018, soit un peu moins de la moitié des postes.
Dans un marché libéralisé, ce sont les investissements… publics qui ont augmenté
Ensuite, si l’offre ferroviaire et la fréquentation ont augmenté, c’est essentiellement en raison d’investissements publics et des larges subsides versés aux opérateurs privés. C’est un constat général en Europe : même dans les marchés libéralisés, les États sont les seuls à investir. Le privé n’investit pas dans des infrastructures, qui demandent des années à être rentabilisées et risquent de profiter aussi à ses concurrents.
Pour autant, comme en Belgique, en raison des économies budgétaires, ces investissements sont insuffisants et les voyageurs subissent de mauvaises conditions de voyage. Plus d’un tiers des trains intercités sont en retard et les prix sont parmi les plus hauts d’Europe. Le manque d’investissements dégrade le service dans tout le pays. On soupçonne même qu’il soit la cause de plusieurs accidents.
Ne pas changer une équipe qui perd ?
Malgré ce constat d’échec, comme le dénoncent le parti de gauche allemand Die Linke et les syndicats ferroviaires, les autorités régionales et nationales allemandes n’envisagent pas de changer de cap.
Plutôt que de reprendre le contrôle public des services ferroviaires régionaux, les Länder concernés par la faillite d’Abellio vont relancer au plus vite des appels d’offres, quitte à offrir de plus hauts subsides publics aux exploitants.
Au niveau national, la nouvelle majorité fédérale allemande, composée du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (Libéraux) envisageait de scinder l’opérateur historique, la Deutsche Bahn, en plusieurs entités pour favoriser l’entrée de nouveaux concurrents sur les liaisons intercité et plaire aux autorités européennes. Sous pression des syndicats, ce projet n’aura finalement pas lieu, pour l’instant.
Tirer les leçons du fiasco allemand
Si la perspective d’une libéralisation immédiate du chemin de fer belge de passager est écartée, la situation allemande doit nous amener à rester attentifs et mobilisés. En effet, les partis libéraux ou les nationalistes de la N-VA n’ont pas abandonné leurs projets de démantèlement du chemin de fer national et d’ouverture à la concurrence. De leur côté, les socialistes et écologistes ne se sont pas prononcés clairement pour un maintien du rail public après 2033. Or la régionalisation du rail et sa libéralisation, selon le modèle allemand ou néerlandais, sont souvent citées en exemple par les partisans d’une ouverture du marché ferroviaire belge. Les budgets alloués au rail belge par le gouvernement fédéral ne permettent pas non plus le maintien d’un service public ferroviaire de qualité. Et la faible qualité du service est l’argument massue pour pousser à l’ouverture à la concurrence.
Au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, au niveau des trains internationaux de jour et de nuit ou pour les marchandises, partout, la libéralisation du chemin de fer est un échec. Elle n’est favorable ni aux usagers, ni aux travailleurs, ni aux finances publiques. Elle ne profite qu’aux opérateurs qui en tirent bénéfice et à leurs propriétaires et actionnaires. Pour le climat, elle est aussi catastrophique puisqu’elle décourage l’usage du rail. Lorsqu’une équipe perd tout le temps, on change de stratégie. Luttons ensemble pour un rail public, refinancé, accessible et efficace.
Michaël Verbauwhede