Libération.fr Par Cédric Mathiot — 10 janvier 2017

Le mensonge repose sur la lecture erronée d'un rapport datant de 2004.

INTOX. Lutter contre la fraude, c’est bien. Mais c’est mieux en sachant de quoi on parle. Interrogé sur sa stratégie pour réduire les dépenses de santé, Marine Le Pen citait, dimanche dans Le Parisien, comme première solution, «la mise en œuvre d’une véritable politique de lutte contre la fraude sociale. On sait qu’il y a un nombre considérable de fausses cartes Vitale en circulation. Avec l’instauration de la carte Vitale biométrique, ce problème, je le règle en trois mois !» Le même argument tournait déjà en boucle lors de la dernière campagne présidentielle en 2012. Marine Le Pen sur l’air endiablé du yakafokon promettait déjà de supprimer les 10 millions de fausses cartes Vitale. C’est d’ailleurs ce même nombre qu’a ressorti récemment Valérie Boyer (porte-parole de François Fillon lors de la primaire).

Dans Paris Match, Thierry Solère, porte-parole de Fillon, évoquait, lui, un nombre (légèrement inférieur) : «Il y aura une chasse au gaspillage : on estime à 8 millions le nombre de fausses cartes Vitale en circulation dans notre pays.» 

DESINTOX. A l’Assurance maladie, ce mythe des millions de fausses cartes Vitale qui circule depuis des années relève de la blague. Déjà en novembre 2010, Frédéric Van Roekeghem, directeur de l’Assurance maladie, s’en était amusé lors de son audition par les députés de la mission sur la lutte contre la fraude sociale : «J’aimerais bien disposer d’une carte Vitale frauduleuse. C’est ce que je demande à tous mes interlocuteurs depuis cinq ans : aucun n’a pu m’en fournir une.»

Car voilà, si la fraude existe, aucun problème lié à une carte Vitale falsifiée n’a jamais été identifié par l’Assurance maladie. «La contrefaçon de cartes Vitale est quasiment impossible car les contrôles opérés au niveau du système d’information bloqueraient les flux portés par des fausses cartes. Depuis 2006, l’Assurance maladie n’en a jamais rencontré. Les fausses cartes retrouvées n’étaient pas fonctionnelles», dit-on à la CPAM. 

En fait, l’idée selon laquelle il existerait 10 (ou 8) millions de fausses cartes Vitale est un tuyau crevé qui repose sur un rapport vieux de plus de dix ans et fort mal compris. C’est ce rapport que cite Valérie Boyer dans son tweet en omettant de préciser qu’il date de douze ans. En 2004, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) publie un rapport évoquant non pas 10 millions de «fausses cartes» comme l'ont répété les responsables politiques, mais 10 millions de «cartes Vitale en surnombre». Ce surnombre était une conséquence des règles mises en place lors du lancement de la carte en 1998 : un changement de situation ou de région entraînait la production d’une nouvelle carte sans restitution obligatoire de l’ancienne. Mais le rapport de l’Igas soulignait déjà que, si les «risques théoriques de fraude» étaient élevés, les «risques réels sont limités : les cartes Vitale non récupérées sont rarement utilisées».

Il est d’autant plus curieux de voir ce nombre circuler que douze ans après, il n’a plus guère de sens. Depuis 2004, beaucoup de choses se sont passées. Des millions de cartes ont été désactivées ou détruites. Et les 10 millions de cartes en surnombre sont un lointain souvenir. 

Il existe ainsi depuis 2004 une liste d’opposition qui empêche toute facturation à l’Assurance maladie. Cette liste récapitule les numéros de série des cartes volées, perdues. Dès lors qu’une carte déclarée volée ou perdue est utilisée, elle est considérée comme frauduleuse. La quasi-totalité des pharmacies (98,6%) sont équipées pour accéder à cette liste. A chaque insertion dans un lecteur de carte Vitale, son numéro de série est comparé avec ceux des cartes en opposition et toute facturation est impossible. Depuis plusieurs années, la liste d’opposition  est mise à jour quotidiennement.

En 2007, la Cnam a mis en circulation la carte Vitale 2, plus sécurisée, qui s’appuie sur le contrôle systématique de la photographie du titulaire et de son identité. Depuis 2010 : mise en place d’un portail interrégimes qui permet d’éviter l’émission d’une nouvelle carte si l’ancienne n’a pas été restituée ou invalidée, selon le principe : 1 assuré = 1 seule carte Vitale. Ce système permet de bloquer la délivrance de toute nouvelle carte à toute personne qui en possède déjà une active.

Toutes ces actions, explique la Cnam, visent à sécuriser la situation des cartes invalides non restituées : celles qui restaient en circulation (reliquat des périodes antérieures où une carte pouvait être émise sans que l’ancienne soit restituée ou invalidée) ne peuvent donc plus être utilisées. 

Cela ne veut pas dire que la fraude n’existe pas, évidemment. La «fraude à la carte Vitale», explique la Cnam, «correspond à l’utilisation des droits d’un assuré au moyen de sa carte Vitale (ou de son attestation de droits) qui consiste à usurper l’identité d’une autre personne par l’utilisation de sa carte Vitale afin de se faire délivrer une prestation de soins, un dispositif médical ou un médicament, soit pour bénéficier de droits supplémentaires (la prise en charge à 100% par exemple), soit pour passer inaperçu dans une consommation de soins atypiques». Mais si la lutte contre la fraude est évidemment nécessaire, c’est un mirage de faire croire qu’elle passera par la recherche de 10 millions de fausses cartes qui n’ont jamais existé.

La proposition d’une carte vitale biométrique comme solution miracle est une autre facilité du discours politique. En 2012, Nicolas Sarkozy l’avait formulée. Cinq ans plus tard, le FN de Marine Le Pen continue de la seriner en boucle. Sur France Inter, Florian Philippot, dénonçant le 18 décembre l’incurie des dirigeants, s’étonnait qu’on ne l’ait jamais mise en place alors que «des douzaines de rapports administratifs» la préconisaient, selon lui. 

On aimerait savoir à quels rapports Florian Philippot fait allusion. Car loin d’être présentée comme une recette miracle, l’idée d’une carte biométrique est surtout largement présentée comme une fausse bonne idée. La première raison tient à son coût : non seulement il serait très onéreux de délivrer les cartes, mais il faudrait surtout équiper l’ensemble des acteurs de santé de dispositifs permettant de relever les empreintes. On peut imaginer de tels lecteurs dans les hôpitaux, mais beaucoup plus difficile à envisager semble chez les médecins de ville, qui se retrouveraient en outre en charge de contrôler l’identité de leur patient.

Mais peu importe que la carte biométrique semble une mauvaise idée pour les acteurs de la santé, et que le problème des millions de fausses cartes vitale soit une pure invention : l’essentiel est d’occuper le terrain médiatique en faisant mine d’apporter des solutions concrètes contre la fraude. Et ça fait cinq ans que ça marche. Pourquoi s’arrêter ?

Cédric Mathiot