Roger Martin
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Les fidèles de Rouge Cerise s’étonneront peut-être de ce qui va suivre.
Il est vrai que le site de la section communiste Oswald Calvetti se veut avant tout politique et militant et que consacrer aujourd’hui tout un article à un livre et donc à la littérature peut a priori paraître surprenant.
A priori seulement car la littérature, le livre, la culture, tout cela est aussi, bien sûr, éminemment politique.
Pourtant, avant d’en arriver à l’objet principal de cette chronique, je ne peux manquer d’abord de m’indigner. Il faut s’indigner, on l’a dit et redit. Si possible en prenant la précaution de ne pas le faire à la caisse de supermarché où un couple se plaint des jeunes qui ne veulent plus travailler, quand ce n’est pas des « Gris » qui bénéficient de la CMU alors que ma cousine, elle, avec ses six enfants, français eux, n’y a pas droit. En évitant aussi les lieux publics où votre réaction pourrait vous faire mal voir, ou encore votre jardin jouxtant celui du chargé de la culture du FN en train de préparer le thé dansant de la commune de Cuges-les-Bertons, et, bien sûr, les repas de famille pour ne pas fâcher Robert qui bade Marine, Kevin qui en pince pour Marion, la tante Marie-Liesse qui n’a d’yeux que pour Fillon et la femme de Robert qui, elle, sans doute en raison d’une poitrine qui aurait pu allaiter une dizaine de petits Français si une chaudepisse n’avait rendu stérile l’homme de sa vie, rêve d’adopter Macron et de se faire son alma mater.
Mais je divague, alors que la cause de mon indignation est on ne peut plus sérieuse.
Il y a une dizaine de jours, la une de la Provence a fait battre plus fort mon cœur. On y célébrait Joseph Joffo venu à la rencontre de 250 enfants de L’Isle-sur-la- Sorgue pour accompagner la sortie du film Un Sac de billes, tiré de son roman. J’ai ouvert le journal, je l’ai lu attentivement et je l’ai refermé, vaguement nauséeux.
Figurez-vous que dans les deux pages consacrées à cet événement, il ne s’est trouvé personne, absolument personne - ni journaliste, ni enseignant, ni Joffo lui-même - pour prononcer un nom que j’attendais : Patrick Cauvin.
De son vrai nom Claude Klotz, sous lequel il signa une trentaine de livres, dont le bouleversant Les Appelés que lui avait inspiré la guerre d’Algérie qu’il avait subie, Patrick Cauvin, l’auteur de Monsieur Papa, de E=mc2 mon amour, n’a pas seulement « aidé » Joffo, selon la formulation ambigüe de la plupart des journaux et de Wikipédia, mais, comme l’écrivait en 2010 dans Le Monde Béatrice Gurrey, il a « réécrit le livre ». Pour ne pas dire autre chose…
Alors 20 millions de volumes, des traductions dans le monde entier, un premier film, puis un second à présent, ça aurait sans doute mérité qu’on rende à Patrick Cauvin, décédé en 2010, écrivain puissant et bourré d’humanité, homme modeste et fraternel avec des confrères peu ou pas connus, un peu de sa propre paternité…
Mais Patrick Cauvin est mort, Philippe Videlier est vivant.
Non, je ne suis pas devenu fou. Qu’on veuille bien me faire confiance encore un peu et on le constatera.
Philippe Videlier a été chercheur au CNRS. Figurez-vous que cet universitaire avait alors le malheur d’être militant d’une organisation, petite certes, mais active et bien organisée, avec laquelle j’avais souvent des désaccords. Pour résumer, il nourrissait un gros faible pour Léon alors que je me disais volontiers « Stal », en grande partie par provocation, tant, et ceux qui me connaissent le savent bien, il m’arrive de verser dans la puérilité. Or, Philippe Videlier, anticipant de quelque 20 ans la fameuse apostrophe dont son auteur n’envisageait sans doute pas l’alibi qu’elle allait fournir à tous ceux qui détestent les travaux pratiques, avait cru de son devoir d’antifasciste et de son honneur d’historien de s’indigner et de dénoncer le négationnisme et ses disciples à l’Université de Lyon III. Plus de dix ans d’épreuves allaient suivre. Les négationnistes indignés, renforcés parfois par des soutiens inattendus, réussirent même à entraîner sa mise à l’écart du CNRS. Des années de combats, d’articles, d’interventions dans la presse, de mémoires, de campagnes de soutien, avant une condamnation incroyable. En gros : « Vous avez raison, mais vous avez tort ». Une pilule difficile à avaler même si, un jour, au bout du tunnel, le titre de Chevalier de l’Ordre national du Mérite vous est décerné, et des mains, s’il vous plaît, de la Ministre de la Jeunesse et des Sports de l’époque, Marie-George Buffet !
Bref ( !), Philippe Videlier a beaucoup écrit. Des articles et études sur le mouvement ouvrier, sur le Che, sur le Manifeste communiste, la Chine, Bakounine, le génocide arménien.
Le 12 janvier, il a publié un ouvrage magistral : Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (NRF Gallimard).Très honnêtement, je ne crois pas que la grande presse fasse à son livre un accueil triomphal. Je ne crois pas plus que l’amoureux des livres qui leur consacre une émission hebdomadaire sur une chaîne connue et n’hésite pas à y recevoir régulièrement sa compagne en prenant soin de la voussoyer lui enverra une invitation. Et, disons-le tristement, seuls le bouche à oreille et le travail de libraires qui aiment vraiment le Livre peuvent assurer à ce roman remarquable une certaine audience.
Peut-être, chers lectrices et lecteurs de Rouge Cerise, avez-vous, dans le torrent de nouvelles inutiles déversées ad libitum par radios et télés, entre primaires de la droite et primaires de la gauche, comptes et mécomptes de la famille Fillon ou de la gent Le Pen, appris que le 22 janvier, on avait eu à déplorer plus de 70 morts à Aden. Que le 17 décembre précédent, on avait compté plus de 50 tués et autant de blessés dans la même ville. Que, le 10 décembre, 48 jeunes recrues y avaient déjà été hachées menu dans une explosion, moins nombreuses il est vrai que le 29 août, où 71 corps déchiquetés avaient été laissés sur le carreau. Selon les chiffres de l’ONU, désespérément brutaux, pas moins de 7400 victimes depuis 2015.
Quel rapport avec Philippe Videlier, vous demandez-vous ?
Un livre. Cet Hôtel de l’Univers évoqué dans le titre du roman, a la particularité d’avoir été construit à Aden, Yémen, hier et aujourd’hui ville martyre. Et de servir tout au long du récit de repère géographique et historique et de repaire aux colonisateurs, aux espions de tous pays, aux comploteurs et même aux révolutionnaires. Comme Videlier est un homme cultivé et féru de littérature, il était inévitable qu’il y fasse évoluer le poète Arthur Rimbaud, qui s’attarda au Yémen et à Aden en particulier en un temps où il avait réfréné ses allants révolutionnaires pour devenir marchand un peu, trafiquant beaucoup, et peut-être même d’esclaves. Qu’on y retrouve plus tard le surréaliste Philippe Soupault et le romancier Paul Nizan, auquel le Pacte de non-agression germano-soviétique fera quitter le Parti communiste avant qu’il trouve la mort au cours de la « Drôle de Guerre ». Et comme Videlier est incollable sur l’histoire des mouvements communistes et ouvriers, qu’on voie, au fil des conflits avec les divers colonisateurs du monde arabe, naître, prospérer ou expirer dans le sang, au gré des événements et des renversements de situation, les multiples partis ou groupes révolutionnaires qui tentèrent pendant près d’un siècle de donner un visage et une ossature sociale à des conflits que d’aucuns avaient intérêt à ravaler en guerres de religion. C’est toute la complexité de l’Orient arabe qu’à travers les chambres de l’Hôtel de l’Univers le lecteur découvre avec l’extraordinaire impression que tout à coup on lui fournit les clefs qui éclairent d’une lumière crue et décapante l’extraordinaire complexité de la situation présente.
Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers est un livre âpre, foisonnant, difficile par moments. Mais comme l’écrivait le grand poète Maïakovski, « il faut organiser la compréhension ». Ne sont exigeants avec le lecteur que les auteurs qui le sont d’abord avec eux-mêmes. Certes, on pourra parfois avoir le tournis en pénétrant dans le monde inconnu d’Aden, sur les pas d’un communard enfin libéré du bagne ou d’une intrépide féministe passionnée par Jules Verne, sur ceux de Rimbaud et de négociants italiens, de soldats anglais ou de partisans de Mussolini, de parias de toutes origines, certes on n’aura pas forcément en mémoire l’histoire de ces colonels qui en Égypte, en Irak ou en Syrie, jetèrent à bas les dynasties féodales, mais, une fois happé par le tourbillon des événements, on ne pourra que dévorer un récit écrit dans une langue infiniment riche et suggestive, et par le ton ironique et souvent voltairien d’un auteur dont on sent toujours que s’il s’efforce de faire rire de tout, c’est pour éviter d’en pleurer.
Alors, chers amies et amis de Rouge Cerise, jetez-vous à l’eau et si vous jugez parfois que Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers n’est pas un livre facile, gardez toujours en tête que la révolution n’est pas un dîner de gala et qu’un roman qui s’ouvre par le portrait dans les prisons fascistes d’un certain Antonio Gramsci mérite toute l’attention de ceux qui ne se résigneront jamais au pire !
Roger Martin
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