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11 févr. 2017  Le blog de Les invités de Mediapart

Lisons le Code pénal, et comprenons bien que toute tentative de parler d'«accident» ou de «violences volontaires» pour qualifier ce dont a été victime ce jeune homme au soir du 2 février est un grave recul dans la lutte contre les violences sexuelles faites aux femmes comme aux hommes, alerte un collectif de sociologues de différentes générations travaillant sur les violences de genre.

Jeudi 2 février, dans la Cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, Théo a bien été victime d’un viol policier à l’occasion d’un contrôle d’identité. Nous, signataires de ce texte, qui menons et avons mené des recherches en sciences sociales sur les violences de genre, tenons à le déclarer avec force. Dans cette affaire, il n’est pas pertinent de rappeler la « présomption d’innocence », comme le font les syndicats de policiers. En effet, la pénétration par une matraque télescopique est avérée ; nul ne la conteste, puisqu’une déchirure de 10 centimètres à l’anus en témoigne ; et il va sans dire qu’elle est contraire à la volonté de la victime.

Bien sûr, sans craindre le grotesque, l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) fait l’hypothèse, d’après la fuite organisée dans les médias, qu’il s’agirait d’un « accident », et non pas d’un « viol délibéré » (sic). Pourtant, quand bien même, malgré l’invraisemblance que dénonce fermement un formateur, la police des polices aurait raison, cela ne changerait pas la qualification du crime. Car la définition du viol, selon la loi de 1980, repose avant tout sur le non-consentement. Le Code pénal est sans ambiguïté : selon l’article 222-23, « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. » Et le fait qu’il soit « commis par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions » est un facteur aggravant – sans parler du risque d’« infirmité permanente ».

Il n’est guère surprenant que l’avocat du policier, pour défendre son client, reprenne la thèse de l’IGPN : « L’élément d’intentionnalité, qui doit être caractérisé pour que le viol puisse être retenu, n’a pas été retenu ». C’est jouer des hésitations de la jurisprudence, selon l’analyse du juriste Jérémy Kalfon. Mais le parquet est-il bien dans son rôle, le 5 février, quand sur la foi de ce même rapport, il requalifie les faits en « violences volontaires » ? Laurence Rossignol, ministre des Droits des femmes, a bien raison de s’inquiéter : « Il serait troublant qu’on puisse identifier un viol par accident. » Pour qualifier un viol, l’intention supposée du coupable va-t-elle l’emporter sur le non-consentement avéré de la victime ?

Et si l’on peut comprendre qu’en raison de leur collaboration quotidienne, il ne soit jamais simple pour les magistrats du parquet de poursuivre des policiers, qui plus est pour un chef d’accusation aussi grave que celui de « viol », il est aussi de leur responsabilité de se souvenir que leur mission première est de représenter la société et donc de défendre ses intérêts en requérant l’application de la loi. Or nier le viol de Théo, ce n’est pas défendre les intérêts de la société.

Quand c’est la police qui viole, et quand la police des polices refuse de le reconnaître, comment ne pas voir que les victimes hésiteront plus encore à se rendre au commissariat ? Parmi celles-ci, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes le souligne, seulement 1 sur 9 porte plainte. C’est qu’elles redoutent de ne pas réussir à faire entendre leur voix – comme dans cette affaire. Poursuivre pour «  violences volontaires », et non pour « viol », ce serait faire comme si la justice devait croire sur parole les policiers quand ils disent, parmi les coups portés ce jour-là, lesquels auraient été volontaires, et lesquels accidentels. Or « nul ne peut se constituer preuve à soi-même ».

Ce serait donc faire reculer la lutte contre les violences sexuelles. Dans cette affaire, on retrouve d’ailleurs un discours familier, qui dissuade beaucoup de femmes : « elle l’a bien cherché ! » Car, trop souvent, au lieu de s’attacher seulement aux torts subis, les médias et la justice examinent et jugent les comportements des victimes au moins autant que des coupables. C’est ainsi qu’aujourd’hui des représentants syndicaux de la police, prenant le parti de leur collègue, invoquent l’excuse de la réciprocité des insultes et des coups. Bref, tout se passe comme si la victime de viol, pour être audible, devait avoir fait preuve d’une passivité censément féminine.

Si le déni du viol rencontre autant d’écho, c’est peut-être qu’en France on continue souvent d’associer le viol à une pulsion sexuelle à laquelle le violeur n’aurait pas su résister. Dans le cas présent, l’absence de « volonté » serait donc une autre manière de parler de l’absence de « désir » : non seulement la pénétration serait accidentelle, mais elle n’aurait rien de sexuel – du moins dans l’intention... Or c’est méconnaître la logique de domination qui caractérise le viol. La question n’est pas de savoir si le coupable désire la victime ou pas ; en réalité, il s’agit d’un rapport de pouvoir. D’ailleurs, faire l’impasse sur la volonté de dominer par le sexe, soit un désir de rabaisser, d’humilier, amènerait à requalifier en « violences » tous les viols ou presque.

Le viol de Théo n’est donc pas sans rapport avec les viols que les femmes subissent plus souvent que les hommes. En France, une enquête récente estime que 62 000 femmes et 2 700 hommes de 20 à 69 ans sont victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol chaque année. Les rapports de domination qui nourrissent les violences sexuelles sont particulièrement évidents s’agissant de violences masculines faites aux femmes, parce qu’elles alimentent l’asymétrie des pouvoirs et les inégalités entre hommes et femmes, mais ils jouent également lorsque des hommes agressent sexuellement d’autres hommes.

Les deux sexes sont concernés, mais il s’agit toujours de genre : le violeur traite sa victime masculine comme une femme pour mieux marquer sa domination sur celui qu’il réduit à une position supposée « féminine » ou « efféminée ». C’est bien pourquoi, de l’insulte à la violence, il y a un continuum. Les mots rapportés par Théo (« espèce de salope ») et sa famille (« regardez la fiotte il a l’anus qui saigne ») le confirment : les policiers ne se sont pas trompés sur le sens sexuel de cette pénétration. D’ailleurs, l’insulte sexiste et homophobe ne fait que redoubler l’insulte raciste (« bamboula »), dont le caractère apparemment ordinaire (donc « à peu près convenable », selon le délégué du syndicat Unité SGP Police à Paris), ne doit pas faire oublier leur logique commune : dominer, soit diminuer pour diriger. Il s’agit bien de contrôle – et ce n’est pas un hasard si le mot est au cœur de ce viol policier.

Signataires :

Michel Bozon, INED
Alice Debauche, Université de Strasbourg
Catherine Cavalin, Sciences Po
Marielle Debos, Université Paris-Nanterre
Pauline Delage, Université de Lausanne
Éric Fassin, Université Paris-8
Maryse Jaspard, responsable de l'Enquête sur les violences envers les femmes en France (Enveff)
Hanane Karimi, Université de Strasbourg
Delphine Lacombe, CNRS (URMIS)
Véronique Le Goaziou, CNRS (LAMES)
Marylène Lieber, Université de Genève
Gwénaëlle Mainsant, CNRS (IRISSO)
Gwenaëlle Perrier, Université Paris-XIII
Marta Roca i Escoda, Université de Lausanne
Mathieu Trachman, INED

 

 

Tag(s) : #SOCIETE, #MEDIAS
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