Affiche de Félix Doumenq publiée en 1919 par la CGT et l’Union des syndicats ouvriers de la Seine, pour la mise en application de la journée de huit heures. Instaurée par une loi votée en avril 1919, celle-ci subit de très nombreuses dérogations imposées par le patronat, qui essaie de la contourner.
© Coll. Dixmier / Kharbine-Tapabor.
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Répété à l’envi, le terme de « dialogue social » s’accompagne de l’idée que l’entreprise est un lieu de coopération, de compromis. Cependant, sans levier sur la décision économique, les salariés peuvent-ils vraiment espérer jouir d’une relation d’égal à égal avec leur patron et engager une négociation apaisée ?
Le dialogue social n’est ni une formalité ni une obligation, mais une condition du progrès », proclamait le président français François Hollande lors de la conférence sociale du 19 octobre 2015 devant les représentants des syndicats de salariés et patronaux. Médias et dirigeants politiques se lamentent volontiers de la difficulté du dialogue social, tout en suggérant que, mieux que la loi ou le conflit, il offrirait le meilleur moyen de réguler les questions relatives au travail et à l’emploi.
L’idée repose sur une hypothèse : salariés et employeurs seraient des partenaires associés dans le processus de production. Ils partageraient un intérêt commun – la bonne santé de l’entreprise – et n’auraient qu’à discuter paisiblement des modalités du partage de la richesse produite (la valeur ajoutée).
En réalité, employeurs et salariés occupent des positions inégales et antagoniques. Tout d’abord, le contrat de travail se caractérise par un lien de subordination : les seconds sont soumis aux décisions des premiers. Ensuite, la recherche du profit n’est pas toujours compatible avec l’accroissement des salaires, le maintien de l’emploi et l’amélioration des conditions de travail – au contraire. Puisque le dialogue s’engage sur des bases inégales, le conflit ne l’entrave pas ; il le rend au contraire possible. Ainsi, la grève (l’archétype du conflit social) permet d’inviter les directions d’entreprise à entendre des revendications auxquelles elles sont le plus souvent sourdes a priori. Il s’agit de rééquilibrer le rapport de forces.
La diminution du nombre de jours de grève, au moins telle qu’elle apparaît dans les données disponibles (en France, pour 1 000 salariés au sein des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur marchand non agricole, 79 jours de grève en 2013 contre 168 jours en 2005), traduit moins un apaisement des relations sociales que la difficulté des salariés à s’exprimer dans un contexte de chômage de masse. Le nombre de jours de grève décroît, mais l’antagonisme entre employeurs et salariés s’accentue. La violence économique transite simplement par d’autres voies : parfois paisibles (comme les débrayages ou les pétitions), parfois plus extrêmes (violences physiques, suicides, menaces...).
Prenant acte de la position de faiblesse des salariés, l’État impose aux dirigeants d’entreprise l’obligation de négocier ; il limite les concessions que les salariés peuvent être contraints d’accepter sous la menace de suppressions d’emplois. La loi encadre davantage la négociation entre partenaires sociaux qu’elle ne s’y substitue. Mais pour combien de temps ?
Une conception de la négociation qui s’apparente à un chantage à l’emploi
L’appel récurrent à la « responsabilité des partenaires sociaux » suggère que l’État et, plus généralement, la législation ne devraient pas interférer dans les compromis construits par les syndicats patronaux et les représentants des salariés. Certains vont jusqu’à suggérer que, pour être efficace, ce « dialogue » devrait se mener « au plus près des salariés ». Entendre : en contournant leurs représentants. Un exemple. En septembre 2015, alors que les syndicats majoritaires du constructeur automobile Smart sont hostiles à un accord de compétitivité, les salariés de l’entreprise votent à 56 % le retour aux trente-neuf heures, sans augmentation de salaire, en échange de la promesse du maintien de leur emploi. Mais une telle conception du dialogue social s’apparente dans les faits à un chantage à l’emploi.
Dans le rapport inégal qui les oppose aux chefs d’entreprise, les salariés ne disposent que d’un atout : le nombre. Toute initiative visant à les diviser les fragilise donc. C’est tout le sens des mesures favorisant les accords d’entreprise et la contractualisation individuelle au détriment des négociations de branche. Précisément l’esprit de la réforme du code du travail soumise au Parlement au printemps 2016 par la ministre Myriam El Khomri. Son propos ? Le renversement de la « hiérarchie des normes » : hormis dans certains domaines, les accords de gré à gré devraient l’emporter sur les conventions collectives ou sur la loi, dès lors qu’ils sont majoritaires dans une entreprise.
Julie Valentin
Maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-I.
A contribué au Dictionnaire critique de la RSE,
Presses universitaires du Septentrion, 2013.