
https://comptoir.org/2017/10/06/entretien-bernard-friot/ le 6 octobre 2017
Le Comptoir : Pouvez-vous résumer le projet que vous proposez et expliquer en quoi il est nécessaire ?
Bernard Friot : Mon projet est de sortir ce que nous appelons “travail” des griffes du Capital en prolongeant ce qui a été créé par le mouvement ouvrier au XXe siècle avec le salaire à vie, la propriété d’usage des entreprises, et la subvention de l’investissement. Ces trois grandes institutions – que je qualifie de communistes – du travail peuvent nous permettre de nous battre contre la définition capitaliste du travail, définition qui repose sur le fait de se rendre sur un marché du travail pour se soumettre à un employeur, ou d’être un travailleur indépendant qui se fait piquer une partie de la valeur qu’il produit par les fournisseurs, les clients ou les prêteurs. Bref, une définition qui ne reconnaît notre travail que lorsque l’on met en valeur du capital.
Dans une société où vos propositions auraient été mises en place, comment la vie des travailleurs se passerait concrètement ?
Concrètement, ça signifie que tous les outils de travail sont la propriété des travailleurs eux-mêmes – une propriété d’usage, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas en tirer de revenu. Il n’y a pas de part sociale, pas de dividendes, pas de participation aux bénéfices, rien de tout cela. Si l’entreprise est vendue, les travailleurs n’en tirent rien. Le prix de la vente va aux caisses d’investissement – que les travailleurs gèrent eux-mêmes – pour qu’elles puissent affecter cet outil ou ces sommes à d’autres propriétaires d’usage. Les salariés propriétaires d’usage de l’outil décident de l’investissement, de ce qui va être produit, de la façon dont cela va être produit, des conditions de travail, dans le respect des lois en vigueur bien sûr.
Pour que les travailleurs puissent décider, ils ont un salaire à vie. C’est-à-dire que leur statut personnel, leur statut de travailleur, ne dépend pas du tout de l’entreprise. Donc il n’y a pas le risque qu’un jour ou l’autre ils restent sans rien dire face à une décision qu’ils estiment mauvaise parce que cela aurait des incidences négatives sur leur statut. Le travailleur a des droits qui sont attachés à sa personne à travers un salaire à la qualification personnelle. La citoyenneté est enrichie de ce droit-là, un droit politique à la qualification. Par qualification il ne faut pas uniquement entendre diplôme – je précise parce qu’on confond souvent les deux – la qualification c’est la contribution à la production de valeur au titre de l’expérience, la pénibilité, le diplôme éventuellement, les responsabilités… À 18 ans, tout le monde a le premier niveau de qualification, quels que soient ses réussites scolaires ou son handicap et ensuite, on peut monter en passant des épreuves de qualification.
Prenons quelqu’un de 23 ans qui termine ses études, il a été payé de toute façon depuis ses 18 ans – car faire des études est considéré comme du travail. Et il a le choix entre se mettre à son compte ou entrer dans une entreprise. S’il se met à son compte, il faut qu’il trouve auprès d’une caisse – ou de plusieurs caisses en concurrence – de quoi subventionner son outil de travail s’il n’en a pas. Il faut bien sûr qu’il trouve des partenaires comme fournisseurs, comme clients, etc. Son activité doit être inscrite dans une demande sociale. Ou bien alors, il entre dans un collectif qui existe déjà – dans une entreprise. Et là, il aura un contrat de travail qui précisera non pas son salaire, qui est un attribut de sa personne et ne relève pas d’une logique contractuelle, mais la durée de présence dans l’entreprise, les tâches à faire et tout ce que l’on peut trouver sur un contrat de travail. Il devra respecter ce contrat de travail tout en ayant la totale liberté de participer, ou même le devoir de participer aux décisions dans l’entreprise.
Son salaire augmente de manière automatique. Cela reconnaît, via notre statut social, que l’on a avec le temps plus de compétences, de capacités à produire des biens et des services utiles. Indépendamment de cette progression automatique, on peut aussi vouloir monter plus vite en qualification en passant des épreuves. Il faudra alors montrer patte blanche à un jury à mettre en place. Il est entendu que nous ne partons pas de zéro : nous avons déjà des jurys de validation d’acquis d’expérience et des jurys de qualification dans la fonction publique. On peut, avec les transpositions nécessaires, le généraliser.
La qualification permettra de changer de statut très facilement – de salarié à travailleur indépendant – puisqu’on la conserve. Si l’on quitte une entreprise, c’est avec son salaire, donc on peut monter autre chose. Il peut y avoir des arbitrages dans notre vie, entre des moments où l’on a des jeunes enfants et il faut être présent auprès d’eux, ou lorsque l’on est très militant par exemple, ou que l’on a un mandat politique. Tout cela va permettre une beaucoup plus grande fluidité des temps sociaux et des trajectoires personnelles. Notre capacité à participer aux décisions sera accrue, notamment dans l’entreprise, mais aussi dans les jurys de qualifications, les caisses d’investissement, les caisses de salaire… Nous serons engagés dans ces institutions qui vont permettre la coordination de l’activité économique, à côté du marché qui restera aussi un instrument de coordination.
Dans vos propositions, vous vous appuyez sur le régime général, mais en même temps vous êtes très critique vis-à-vis de la Sécurité sociale. Pour les néophytes, cela peut porter à confusion. Quelle est la différence entre le régime général et la Sécurité sociale ?
Le régime général fait partie de la Sécurité sociale, mais c’est un élément de la Sécurité sociale qui a été construit contre le reste. Au cours du premier semestre 1946, la CGT [Confédération générale du travail, NDLR] et Ambroise Croizat mettent en place le régime général, seuls contre tous. C’était une institution très polémique parce qu’il s’agissait de faire gérer par les travailleurs eux-mêmes l’équivalent du tiers de la masse salariale, collectée selon un taux unique interprofessionnel. Et ça – gestion ouvrière, taux unique, caisse unique –, cela va précisément à l’encontre de tout ce qui existe à l’époque en matière de sécurité sociale. Avant cela, on a des caisses gérées par les assurances pour les accidents du travail et les maladies professionnelles, par les patrons pour les allocations familiales, et paritaires – c’est-à-dire patronales – pour la santé et la vieillesse, le tout avec des ressorts géographiques ou professionnels très divers, de branche, d’entreprise, etc.
Bref, la nouveauté du régime général, c’est qu’il constitue le début d’une pratique communiste du travail. J’entends par là une pratique dans laquelle les travailleurs décident eux-mêmes et utilisent ces sommes considérables pour changer le travail, par exemple pour produire la santé par du personnel, fonctionnaire ou libéral, payé à vie. Et sans capital ! Sans propriété lucrative. Aussi bien les sociétés d’exercice libéral que les hôpitaux, publics ou privés, sont des lieux non lucratifs (les cliniques à but lucratif ne représentant pas grand-chose, pour le moment en tous cas).
On a fait la démonstration avec le régime général de sécurité sociale que les travailleurs eux-mêmes peuvent produire de la santé sans capitalistes et sans marché du travail. C’est un sacré progrès, et c’est inadmissible pour la classe dirigeante. C’est pour ça qu’elle met en avant d’autres éléments de la Sécurité sociale qui eux sont capitalistes. Vous avez une sécurité sociale communiste, qui est le régime général, et puis vous avez une sécurité sociale capitaliste, par exemple les régimes complémentaires de santé ou de vieillesse.