Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le Coronavirus et la nouvelle publication du sieur Onfray étant un excellent prétexte aux medias qui nous gouvernent pour faire oublier que le monde est en proie aux guerres, à la misère, aux inégalités sociales, Rouge Cerise est honoré de publier ce nouveau texte de Didier Daeninckx, où il est question de guerre et de chagrin.

« Je ne chante pas pour passer le temps », disait Ferrat, Daeninckx lui, écrit pour faire retentir la voix des sans-voix.

On ne le remerciera jamais assez d’offrir ses textes à notre site.

R.C.

------------------------------------

 

14-18 : Emma Bujardet, morte de chagrin pour la France

 

Il existe un site internet bouleversant www.memoiredeshommes.gouv qui recense un million quatre cent mille formulaires de décès des soldats français de la guerre 1914-1918. Chacun peut placer son nom de famille dans le moteur de recherche et découvrir, calligraphié à l’encre noire sur un bristol jauni, le parcours d’un proche, son grade, son affectation, les circonstances de sa mort.

N’y figure pourtant pas le patronyme de Louise de Bettignies qui organisa un réseau de résistance et de renseignements, dès l’hiver 1914, dans la région lilloise occupée par l’armée allemande. Arrêtée quelques mois plus tard, jugée et sa peine de mort commuée en  travaux forcés à perpétuité, elle décèdera en détention à l’hôpital de Cologne quelques semaines avant l’armistice du 11 novembre. Une autre femme mériterait également de figurer dans cette base de données ou dans un site à créer sous l’intitulé de www.douleurdesfemmes.gouv : Emma Bujardet.

Née en 1857 dans une  grande famille versaillaise, les Guillot, Emma fait la connaissance d’un industriel d’Aubervilliers, Jean-Baptiste Bujardet, venu au monde la même année qu’elle dans la Creuse, au lieu-dit La Forêt du Temple. L’usine de la rue du Vivier, dans le quartier des abattoirs de la Villette, produit toutes sortes de colles ainsi que des gélatines animales dont l’usage ne cesse de se développer en photographie. L’argent récompense les efforts. On comptera bientôt les frères Lumière parmi la clientèle… Le couple fait l’acquisition d’une vaste maison bourgeoise équipée d’une dizaine de chambres à Nogent-sur-Marne. Emma peut compter sur un personnel nombreux pour s’occuper des quatre autres garçons qui naîtront après  Fernand en 1876.

C’est lui, passionné par la peinture, que la guerre fauchera le premier en 1915 aux Éparges lors de la bataille qui avait déjà tué Alain-Fournier, l’auteur du Grand-Maulnes. En 1916, année où le sang de 600 000 jeunes Français imbibera la terre de Verdun et les rives de la Somme, c’est au tour de René Bujardet de faire le sacrifice de sa vie.  L’année suivante, un télégraphiste se présente devant les grilles de la propriété pour délivrer le message qui annonce la mort de Maurice, alors qu’André le cadet de la fratrie qui se consacre à la photo, a été appelé sous les drapeaux. Emma reporte toute son affection sur Lucien, l’avant-dernier, affaibli depuis sa naissance et que son état a placé hors de portée des armées.  La maladie l’emportera quelques semaines seulement après la disparition de son troisième frère. Un épais voile noir recouvre l’existence d’Emma Bujardet qui se réfugie dans le silence, incapable de fermer les yeux, d’avaler la moindre nourriture. Son mari abandonne la direction de l’usine d’Aubervilliers pour se consacrer à elle mais les ténèbres engloutissent Emma pour l’éternité le 8 juillet 1917.

Peut-être que dans la ville ouvrière Jean-Baptiste Bujardet avait perçu l’écho des paroles prophétiques prononcées par Jean Jaurès en 1911 : « Qu’on n’imagine pas une guerre courte, se résolvant en quelques coups de foudre et quelques jaillissements d’éclairs (…) Ce seront des masses humaines qui fermenteront dans la maladie, dans la détresse, dans la douleur, sous les ravages des obus multipliés… ». Toujours est-il que lorsque la mairie de La Forêt au Temple, son village natal, décida d’ériger un monument aux morts Jean-Baptiste Bujardet se proposa de le payer entièrement sur ses deniers, de l’entretenir, et de financer une Fondation Emma Bujardet destinée à aider les orphelins de la commune. Il y mettait une seule condition que tous les citoyens acceptèrent à l’exception d’un seul.

Lors de l’inauguration, le 25 mai 1922, en présence du préfet de la Creuse, chacun put prendre connaissance de ce qui tenait tant à cœur à Jean-Baptiste Bujardet. Sous la liste de ses trois fils morts au combat figure cette inscription unique : « Emma Bujardet, morte de chagrin 1917 ».

La mention de la douleur d’une mère suscita le courroux du président de l’Association des Anciens Combattants de la Creuse qui jugeait que « malgré tout le mérite qui peut être attribué à la femme en question », elle ne pouvait mériter le titre glorieux de « morte pour la France ».  Aujourd’hui, c’est cet aveuglement qui nous interroge.

 

Didier Daeninckx

 

------------------------------------------------------

 

------------------------------------------------------

Tag(s) : #CULTURE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :