
chronique « au boulot » a lire chaque semaine dans l’humanité dimanche
Douleur
Evidemment cela attire les yeux. L’ouvrier est en train de démonter l’échafaudage au coin des rues Lescot et de la Petite truanderie. Il est en bas de l’assemblage de poutrelles métalliques, chaussé de tennis blancs usés sales, essayant d’attraper cinq à six planches en bois que son collègue du dessus lui descend avec à-coups par la poulie et une corde. On voit tout de suite qu’il n’arrive pas à attraper les planches, elles sont disjointes, et tournent sur elles mêmes car la corde les balance.
Bras levés et tendus, dans une position inconfortable, il les rattrape une à une, les regroupe du mieux qu’il peut, et, de ses deux mains, parvient à les saisir. Posées sur leur extrémité sur le sol, elles ne menacent plus de le cogner, ils les agrippent enfin pour les emmener au camion, derrière. Il peine et vacille avec ses deux mains serrées et le poids des six planches à la fois.
Il parvient à ma hauteur : il n’a pas de gants.
Que lui dire ? C’est un petit homme fluet. Il me voit l’observer intensément et cela déclenche un regard d’inquiétude chez lui. Je vois alors ses deux mains ensanglantées. L’une est carrément cisaillée sur le coté. Le sang coule.
Nos regards se croisent j’essaie de dire « vos mains, les gants » je ne suis qu’un vieil inspecteur du travail retraité, sans pouvoirs. Il me fait signe à la fois qu’il ne parle pas, il est visiblement étranger, je dirais syrien mais rien n’est sûr, et il me montre, dans sa poche arrière des petits gants mal pliés qui dépassent. Mais ce sont des gants de plastique, pas épais donc pas protecteurs, voilà pourquoi il ne les met pas.
Que dire ? Rien.
Moi, j’ai fait des trucs comme ça dans mon jeune temps. Mon père a eu une main brisée, les deux tendons coupés par le retour du ciseau sur la meule. La souffrance au travail est insupportable. Il faudrait plus d’inspecteurs, de syndiqués, de contrôles, de contre pouvoir face aux patrons.
Des bons gants ca doit être possible à imposer, non ?
Pas dans ce monde où Macron qui chasse déjà les migrants, a dit aussi : « Je n’aime pas le terme pénibilité donc je le supprimerais car il induit que le travail est une douleur ».
Gérard Filoche