La culture, c’est souvent autre chose que l’image qu’on nous en propose. Je suis souvent frappé ( et déçu et amer) de voir ce que lisent ceux qui souffrent et se battent. Comme si, à tout prix il fallait éviter la gravité, la réflexion au profit de rires formatés ou de productions gentillettes et consensuelles. Avez-vous remarqué le nombre de films, de livres, de pièces, dont le seul but affiché est l’évasion ? En réalité, il s’agit avant tout de l’évasion du monde réel. Et, si vous avancez qu’il existe aussi des auteurs qui continuent à penser que toute idée qui n’est pas dangereuse n’est pas une idée et que le divertissement est peut-être aussi, trop souvent, une arme des possédants, une échappatoire, vous voilà catalogué grognon ou chieur. Je suis sidéré de voir que chaque année, au Festival d’Avignon, plus des deux-tiers de la production du Off soient dominés par la médiocrité, le rire en dessous de la ceinture, les beauferies, les poncifs et les clichés. Je ne le suis pas moins lorsque de bons amis se répandent pour me vanter les dernières pièces d’Éric-Emmanuel Schmitt, cet humaniste joué dans le monde entier (5 pièces dans le dernier festival). Quoi ! Comment ! Un humaniste qui a commencé par se tirer en Irlande avant de se faire naturaliser belge en 2008 pour échapper au fisc ! Comme Arthur, Virenque, Mulliez (Auchan) et Darty. Ça s’appelle un évadé fiscal. Une saloperie, en d’autres termes.
Bon bref, heureusement, il y a encore des créateurs, chanteurs, musiciens, danseurs, dessinateurs, écrivains, des femmes et des hommes qui ont du mal à accepter mollesse et consensus et qui continuent à honorer Hugo et Brecht, Vallès et Lorca, Traven et Éluard. Leur travail n’est jamais hors-sol, le monde est leur pâte, avec ses horreurs et ses beautés. Des gens qui se dressent contre la barbarie et donnent des clefs pour comprendre.
Le roman noir ( à ne pas confondre, malgré des points communs, avec le thriller dont le but avoué est de faire frémir), qui, lorsqu’il reste fidèle à la leçon de Hammett, est un formidable outil pour décrypter le monde, exposer les tares des sociétés et exhumer les squelettes cachés dans les placards, fait partie des armes des auteurs qui ne se résolvent pas à jouer les amuseurs.
C’est pourquoi Rouge Cerise recommandera régulièrement des titres qui participent de notre combat contre l’injustice et l’abomination capitaliste.
Cette fois, ils sont dus à deux écrivaines talentueuses, deux femmes qui vivent dans le monde réel et projettent une lumière crue sur ses ombres et ses dysfonctionnements.
ELLE LE GIBIER Élisa Vix Rouergue noir 145p 16€50
« Vous qui entrez ici, laissez toute espérance… »
Voici un livre que tous ceux qui luttent contre la déshumanisation du travail et la casse sociale devraient lire en priorité. Élisa Vix a vécu de l’intérieur le monde de l’entreprise, elle a connu la dégradation des conditions de travail, le surmenage, le flicage des salariés et, comme elle est, même si sa réserve et une forme de timidité l’empêchent de se pousser du coude, une des meilleures auteures du roman noir, le vrai, engagé, révolté, généreux, elle se sert de cette arme pour assumer sa part du combat. Elle Le Gibier est un roman déchirant, nourri de la peine et du désarroi d’humains méprisés et exploités que l’on pousse à bout tout en les dressant les uns contre les autres. Mais lorsque les victimes cessent de bénir leurs bourreaux, lorsque la révolte gronde, le pire peut arriver. Une intrigue vénéneuse, une atmosphère angoissante, une mécanique impitoyable mise à nu, Élisa Vix projette une lumière crue sur la noirceur d’un système à bout de souffle mais toujours meurtrier.
RACKET Dominique Manotti Folio Policier 420 p 8€40
Toute ressemblance avec une affaire réelle…
Ils sont peu nombreux les auteurs du Noir à prendre à bras le corps les imbroglios politico-économiques brassant corruption, concussion, OPA dévastatrices et mouvements de fonds colossaux. Dominique Manotti fait presque figure d’exception. On n’a oublié ni Lorraine Connection ni Nos fantastiques années fric. Dans la dénonciation des rackets internationaux orchestrés par des gens aussi haut placés que respectables, elle dame le pion aux meilleurs. Racket en constitue une nouvelle preuve qui démonte les dessous de la vente par Alstom en 2014 de sa filière Énergie à General Electric dans des conditions ahurissantes. Une vente-hold-up pour s’emparer d’un fleuron stratégique de l’industrie française auquel le gouvernement français, Montebourg et Macron en tête, ici rebaptisés, n’oppose qu’une molle résistance. Chantage, forfaiture, menaces et mort, silence assourdissant des politiques, Manotti dresse un réquisitoire implacable d’un monde que les requins de la finance dépècent inexorablement.