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Confiné comme tout le monde, notre ami Pierre Platon a profité de ses loisirs forcés pour écrire un texte-hommage à une grande actrice dont la carrière est liée à la grande époque d’un cinéma populaire de qualité. À Rouge Cerise, nous avons toujours pensé que la lecture ne peut qu’enrichir et nous sommes donc heureux, après les textes de Roger Martin et de Didier Daeninckx, de proposer aujourd’hui Chère Suzanne

R.C.

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Publiée initialement sur short-edition 

 

Illustration choisie par RC

 

Pas très causant, d’habitude, le Jeannot. J’étais son partenaire habituel, à la coinche, on s’entendait bien, on gagnait assez souvent ensemble, on buvait un ou deux pastis après les parties, on discutait de choses et d’autres, du temps qui passe et de celui qu’il fait, mais pas beaucoup d’épanchements sur nos vies personnelles. Pourtant, je savais, sans en connaître les détails, que la sienne avait été un peu particulière...

L’autre jour, pas grand monde au café, on n’a pas pu faire nos parties de cartes, alors, en éclusant, pour une fois, au lieu du pastis, ça aurait été trop tôt, une bonne bière, une Corona de derrière les fagots, il lui a pris l’envie de se livrer un peu. Et le voilà qui se met à me raconter :

« Tu sais, Pierrot, j’ai eu une vie plutôt mouvementée, question boulot. Oh, pas vraiment que j’en aie changé, mais ça m’a fait voir du pays, au gré des déplacements !

- Ah bon, tu faisais quoi comme métier ?

- Hé, j’étais dans le cinéma, oh pas comme comédien ni metteur en scène, non, j’avais pas ces talents, mais simplement comme technicien : un coup assistant cameraman, un coup perchman, un autre accessoiriste, je suis allé comme ça de studio en studio, et d’un lieu de tournage à un autre. Ah, j’en ai vu du pays, j’en ai croisé des acteurs et des actrices, des scénaristes, des musiciens, des gens de toutes sortes : des prétentieux et des modestes, des tocards et des pleins de talent, des sympas avec nous et des méprisants... toute une faune, toute la palette du genre humain !

- Et, comme je te connais, bougre de pistachié, tu as du en faire, des conquêtes féminines... !

- Oui, mais pas tant que ça, car j’ai eu un seul amour, un vrai, le beau, le pur amour... mais pas payé de retour, elle m’a même jamais jeté un coup d’œil autrement qu’à titre professionnel

- Ah bon, dis-moi un peu...

- Suzanne, elle se prénommait Suzanne. Un beau brin de fille, avec ses grands yeux, une bouche gourmande, ses cheveux bouclés...et sa voix surtout, une voix un peu haut perchée mais avec une diction parfaite, quel succès elle a eu, sur les scènes parisiennes, à Bobino ou à L’Européen !

- Ouais... mais tu m’as dit que tu l’as connue au cinéma, pas au music-hall ?

- Patience, mon Pierrot, j’y viens, j’y viens... Mais rappelle-toi tout d’abord que, sous l’occupation allemande, ça a été une période faste pour le cinéma français, où la Continental a déversé ses marks à flot, où de grands metteurs en scène ont pu tourner des chefs-d’œuvre, je vais pas te les énumérer, je connais ton appétit et tes connaissances de cinéphile averti. Alors, figure-toi que je l’ai rencontrée pour la première fois en 1941, sur un film de Georges Lacombe aujourd’hui oublié, le film comme le cinéaste, « Le dernier des six », où elle tenait un rôle de chanteuse de cabaret petite amie » du commissaire de police, joué par Pierre Fresnay, qui menait une enquête policière...je te raconte pas le film, je sais que tu chercheras dans tes fiches, tu dois avoir ça. Et, déjà, le scénario était écrit par un bonhomme que je n’ai jamais apprécié, mais qui est devenu un metteur en scène reconnu et à succès : Henri-Georges Clouzot.

- Ah, oui, le réalisateur de chefs-d’œuvre tels que « Le Corbeau », « Quai des Orfèvres », ou « Le salaire de la peur »

- Oh, je sais que tu connais, pas de soucis ! Mais je veux en venir à un autre film, tourné en 42, « L’assassin habite au 21 », réalisé lui aussi par Clouzot. Pas gêné du tout, il avait repris les principaux personnages du « Dernier des six », à savoir le commissaire, toujours joué par Fresnay, et la chanteuse de cabaret, Suzanne, qui entretemps était devenue sa compagne. Alors là, j’y étais perchman, je la cotoyais donc de près sur les prises de son, et je bouillais de rage de la savoir avec ce type ! Moi, j’ose dire qu’il l’a exploitée, et qu’il l’a utilisée uniquement pour ses talents de chanteuse, comme plus tard dans un autre film à succès de Clouzot, « Quai des Orfèvres ». Bon, j’en reviens à ce tournage... Tu vois, la jalousie m’a tellement aveuglé que j’ai fait exprès, sur le tournage d’une scène, de laisser tomber à ses pieds la perche : donc, on recommence la scène, sous les engueulades de l’ingénieur du son et de Clouzot... et rebelote, mon Jeannot fait encore tomber la perche ! Le ton monte, on refait une troisième prise... je recommence. Alors là, le Henri-Georges, totalement furax, m’agrippe par le bras, et me hurle à la face : « Dehors, de l’air, de l’air, petit con, je ne veux plus te voir ici ! »... et me voilà viré.

- Mais tu as retrouvé du boulot, après ça, tu n’as pas été mis sur liste noire dans le métier ?

- Non, car j’avais suffisamment de connaissances... et puis, le Clouzot, il n’avait pas que des amis dans la profession.

- Et l’actrice, tu ne l’as plus revue, je suppose. Au fait, c’était quoi, son nom d’artiste ?

- Suzy Delair »

 

Suzanne Delaire, dite Suzy Delair, née le 31 décembre 1917 à Paris (18ème), et morte le 15 mars 2020 à l’âge de 102 ans.

 

Pierre Platon

Tag(s) : #CULTURE
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