Versailles, dimanche 13 mai 2018, 18h.
Patrick Vengeur ralentit à l’approche du portail majestueux qu’il n’avait plus franchi depuis deux ans, pénétra dans le domaine et roula au pas le long de l’allée gravillonnée à laquelle l’éclairage des réverbères XIXe, qui avaient remplacé les ormes malades, donnait une teinte orangée vieillotte. Il y avait deux ans qu’il avait raccroché. À 66 ans. Il n’avait pas volé sa retraite. Comme elle n’avait rien de mirobolant, il lui arrivait cependant d’accepter de faire des extras. Paradoxalement, c’était plus rentable. Payé à la tâche, au noir. Un ou deux jours de bourre, peut-être, mais il pouvait se reposer tout son saoul ensuite.
Il longea le parking des clients, jetant un œil aux véhicules stationnés. Des beaux modèles. Audi, Mercedes, des SUV, des 4x4, une Porsche. Du courant. Il avait assez travaillé au Caprice des Dieux pour savoir que ses habitués n’étaient ni maçons ni cheminots, ni davantage profs ou employés de banque. Il contourna le bâtiment et arrêta sa Twingo vert pomme près de voitures plus modestes appartenant au personnel. Il s’extirpa de sa Granny Smith, comme il l’avait baptisée, pas mécontent d’échapper à l’odeur qui filtrait du coffre, ferma la portière à clef – pas de verrouillage automatique – non pas qu’il fût méfiant, encore moins sécuritaire, mais à cause du pistolet glissé sous son siège.
Il pleuvait, mais il s’en fichait. Quelques gouttes, sans plus, revigorantes. Il sourit. Il n’avait pas spécialement besoin de raviver sa vigueur. Dans dix jours, il fêterait son 68e anniversaire. Il avait beau avoir mal partout à son réveil, une fois levé, son café avalé, il gambadait. D’ailleurs si Gérald Duteil, le propriétaire du Caprice des Dieux, avait fait appel à lui, c’était bien parce qu’il savait pouvoir compter sur son efficacité.
Duteil n’était pas un mauvais cheval. Patrick avait connu pire. Son père l’avait élevé dans l’opinion qu’il n’y avait pas de bons patrons, juste de moins mauvais que d’autres. Il ne put s’empêcher de sourire. Le Vieux lui manquait. Plus de 20 ans qu’il avait passé l’arme à gauche. Rongé par l’amiante. La mort avait mis un terme à des souffrances que la morphine ne suffisait plus à adoucir. Et puis, il n’aurait jamais supporté de voir tout ce en quoi il avait cru s’effondrer. 40 ans de militantisme à l’île Seguin, pas une seule promotion, des retenues de salaire et des mises à pied. Ah, on la lui avait fait payer sa carte à la CGT !
Patrick secoua la tête. Il n’était pas là pour s’attendrir. Deux jours plus tôt, Duteil l’avait appelé en catastrophe. Un serveur qui lui avait claqué dans les doigts. Impossible de confier la tablée attendue le samedi soir à un quelconque extra. Si Patrick lui retirait cette épine du pied, il triplait la paie. Patrick avait commencé par refuser, et puis, Duteil avait lâché une information surprenante qui l’avait fait changer d’avis…
21h30
Patrick rentra de nouveau dans la salle réservée, poussant devant lui le chariot de fromages, au moment où le sommelier remplissait avec componction le verre de Geismar d’un Nuits-Saint-Georges qui ferait doubler la note.
Quel âge pouvait bien avoir l’ancien maoïste devenu bras droit de Claude Allègre puis Inspecteur général de l’Éducation nationale ? En 68, il était plus vieux que Cohn-Bendit et Sauvageot. 78 ? 79 ?
Son chariot immobilisé au bout de la table, Patrick attendait, silencieux, que Finkielkraut se décide. L’académicien hésitait, un index rongé virevoltant au-dessus du plateau, incertain : Rochebaron, Saint-Albray, Saint-Marcellin, Tomme des Bauges ? Patrick s’était figé, couteau à la main. Je te l’enfoncerais bien dans le bide. L’autre trancha enfin... Il prendrait des quatre…
Le Bris et Goupil furent plus expéditifs. Quant à Cohn-Bendit, qui s’était levé pour apostropher July, qui lui faisait face, il lui avait, d’un geste exaspéré, fait signe qu’il n’en désirait pas.
Il y avait 18 personnes autour de la table. Des hommes, exclusivement. Les filles de 68 n’avaient pas toutes gardé leurs illusions ni leurs idéaux, au moins étaient-elles rares à cracher dans la soupe et à brûler ce qu’elles avaient adoré… Il avait reconnu immédiatement Sollers et Kouchner, entraperçus sur les écrans de BFM dans les troquets qu’il fréquentait parfois, et Choiseul-Pralin, malgré sa moustache ridiculement désuète, qu’il avait eu l’occasion de tirer d’affaire une nuit à Aix-en-Provence, alors que le révolutionnaire incendiaire – en paroles – avait dû se mettre au vert à la suite d’une partie de poker où il avait misé un argent qu’il n’avait plus…
La tête des autres ne lui disait rien. Quelques seconds couteaux sans doute... Septuagénaires bedonnants pour la plupart. Cheveux blancs, quand il en restait, et légion d’honneur à la boutonnière. Le plus jeune, parmi ceux qu’il avait identifiés, c’était Kessler, l’homme du Medef et du Siècle, qui avait ajouté à la trahison de ses idéaux de jeunesse un cynisme écœurant en proclamant l’urgence de détruire ce qui restait du programme de la Résistance…
Invisible. Il était invisible. Il en avait pris conscience tout au long du repas. Personne ne lui avait adressé la parole, personne ne l’avait jugé digne d’un regard, les merci et les s’il vous plaît n’appartenaient pas au vocabulaire des convives. Lorsqu’il se penchait pour servir, des troncs se reculaient le temps qu’il dépose une assiette, une viande ou des légumes, puis les conversations reprenaient, quand elles avaient cessé. Il était un loufiat, rien de plus, un meuble.
Quand il réapparut au moment des desserts, 23 heures venaient de donner au carillon de la salle de maître où le propriétaire avait fait du feu dans les cheminées monumentales séculaires bien qu’on fût au mois de mai.
La salle s’était embrumée. Une épaisse fumée s’élevait vers les hauts plafonds en volutes bleuissantes. En bout de table trônait une boite vide dont l’étiquette bariolée indiquait qu’elle avait contenu des Rocky Patel vintage 1990.
La plupart des convives avaient cessé de fumer, parfois depuis longtemps, mais ce repas pas comme les autres était une occasion exceptionnelle.
Kouchner pérorait. Le septuagénaire au parfait bronzage, debout, donnait un cours de géopolitique. Il s’en prenait à Cuba, qu’avec son ami Ménard, l’ex-grand manitou de Reporters sans frontières devenu un héraut du grand Remplacement, il avait contribué à diaboliser et recommandait à ceux qui tenaient à attraper un cancer de la gorge de préférer les cigares du Honduras ou de la République dominicaine à ceux du Nicaragua et de Cuba.
Des rires sonores ponctuaient sa diatribe, mais Sollers, bien calé sur son siège, sourire patelin au coin des lèvres, susurrait qu’il ne changerait pas de fournisseurs avant d’avoir terminé sa boîte de 40 Behike Cohiba, tirage limité, payés 375 € pièce à l’anniversaire des 40 ans de la fabrique cubaine.
Patrick eut beaucoup de mal à continuer son service. Les trois-quarts des convives étaient debout, formant de petits groupes, discutant à perte de vue, à grands renfort de tapes dans le dos et de congratulations. Ici, on feignait une bagarre, là on échangeait des vocables peu amènes, des invectives et des noms d’oiseaux, mais il ne faisait aucun doute que l’atmosphère était à la connivence et à l’entre-soi.
Canaille stalinienne ! Vipère lubrique ! Hitléro-trotskiste ! Valet du Kapital ! Laquais du Komintern!
Kautskiste! Kroutchevo-révisionniste ! Vermine liou-chao-chienne !
Soudain, un cri domina le brou-ha-ha. Cohn-Bendit, vermillon, hurlait à pleins poumons : « Point d’ordre ! Point d’ordre ! ».
Le silence se fit. L’histrion était connu pour ses bons mots et sa capacité à se tirer des situations les plus gênantes. La nostalgie des gogos, les liens d’intérêt noués depuis 50 ans constituaient un rempart inexpugnable contre les attaques des mauvais esprits qui auraient voulu lui rappeler certains écrits et actes passés.
- Chers amis, chers camarades …
La salle éclata d’un rire qui le mit en vibrance.
- … Je vous propose de lever notre verre à notre victoire souvent méconnue. Anarchistes totaux, libertaires divers et variés, trotskistes de toutes chapelles, maos prochinois ou tendance Tirana, si nous nous sommes insultés, battus, écharpés parfois, nous avons œuvré dans le même sens. Il faut le dire bien haut. Si, aujourd’hui, le communisme est mort, si le PC, que les gouvernements qui s’étaient succédé depuis 1920, et même le Général, n’avaient pas réussi à ébranler, est moribond, nous pouvons proclamer fièrement que nous en sommes responsables, parce qu’il faut bien l’avouer, c’est nous qui avons eu cette idée géniale de nous revêtir des habits du communisme pour mieux le dépouiller. Pour mettre à bas le loup, nous sommes entrés dans sa bergerie, nous avons hurlé contre lui, nous l’avons affaibli à coups de surenchères et de diversions, nous avons entraîné les masses populaires chères à Georges Marchais sur des chemins de traverse! Et nous avons gagné !
Un tohu-bohu indescriptible s’empara de la salle. Les bouteilles s’entrechoquaient, yeux enfiévrés et lippe pendante, certains n’avaient pas attendu qu’on remplisse leur verre et buvaient au goulot. Quelqu’un rota. Des rires éclatèrent. Un autre l’imita, puis un troisième. Bientôt la plus belle pièce du Caprice des Dieux ressembla à une salle de pensionnat ou une chambrée de régiment pendant un concours de pets et de rots…
Patrick réprima un frisson. Il n’avait pas froid, il n’était pas malade. Écœuré seulement. En proie à des bouffées de haine. Ah, leur jeter à la gueule en même temps que les gâteaux plein de crème qui trônaient sur le plateau de desserts toute la haine qu’ils faisaient naître en lui ! Mais il fallait résister à la tentation… Encore un moment… Il ne pouvait pas faire ça à Duteil…
À minuit, Patrick quitta l’établissement par la porte de service. Il avait repris ses vêtements civils. Il apprécia la fraîcheur de la nuit. La pluie avait cessé au profit d’une brise légère. La caresse de l’air sur ses joues enfiévrées l’apaisa. Il récupéra son véhicule. Il ne restait plus que ceux du gardien et de Duteil, qui habitait dans l’ancien pavillon de chasse au fond du parc. Ceux des révolutionnaires, en revanche, n’avaient pas bougé, mais ça ne tarderai plus.
Il roula très lentement, passa le portail, qui se refermerait automatiquement dès que les derniers convives auraient passé sous la cellule photoélectrique, continua sur trois cents mètres avant d’arrêter le véhicule au beau milieu de la route. Impossible de dépasser sur les côtés en voiture. De profonds fossés l’interdisaient. De sa boite à gants, il tira une paire de gants, ce qui ressemblait à un petit rouleau de caoutchouc et un rouleau de ruban collant noir, dont il déchira des bandes avec les dents, avant d’en recouvrir ses plaques minéralogiques. Puis il ouvrit le coffre, révélant ainsi trois seaux blancs, dont il ôta les couvercles, en détournant la tête pour éviter l’odeur méphitique qui en montait. Il enfila ses gants, contourna la voiture et retira de sous son siège l’arme enveloppée dans un chiffon, qu’il passa à la ceinture. Il jeta un œil vers le portail, aperçut une lueur. Les phares du premier véhicule. Ce n’était plus qu’une affaire de secondes. Il claqua sa portière, sauta par-dessus le fossé, s’enfonça dans le bois…
Les neuf véhicules étaient immobilisés, phares allumées et portières ouvertes. Du premier s’étaient élevés des coups de klaxon rageurs, avant qu’en désespoir de cause, son conducteur ne s’en soit extirpé avec difficulté pour venir se rendre compte de la situation. À présent, ce que Patrick avait prévu s’était réalisé. Ils étaient 18, penauds, furax, incrédules, impuissants, à tourner autour de sa voiture. Lui remontait la ligne des véhicules, un poinçon de cordonnier à la main droite, crevait les pneus arrière, aussi vivement que méthodiquement. Lorsqu’il se retrouva derrière l’avant-dernier, il comprit qu’il ne pourrait se rapprocher davantage sans être vu. Il enfila le poinçon dans sa gaine, le fit disparaître, tira d’une poche le rouleau de caoutchouc, fit claquer un élastique. Deux secondes plus tard, un masque couvrait son visage. Il se redressa. Il avait beau n’être qu’à quelques mètres d’eux, ils ne le voyaient pas, perdus en conjectures, médusés par la situation et dégoûtés par l’odeur. Il plongea la main droite sous sa veste et la ressortit refermée sur le pistolet Walter P 38 Calibre 9x19, qu’il avait récupéré lors des affrontements qui avaient suivi l’assassinat de Pierre-René Overney. Officiellement, le pistolet n’équipait plus les CRS depuis 1955, mais il n’était pas rare que des hommes aient gardé leur arme fétiche.
Quand il cria d’une voix de stentor Par ici les bouffons ! le magma agglutiné autour de son véhicule se disloqua. Des exclamations de stupeur, d’indignation, de peur même. Pourtant le masque de Mao n’avait rien de terrifiant. Plutôt pépère, le président. Bienveillant, un mot devenu à la mode.
Pas question de perdre le contrôle. Patrick leva le pistolet au cas où certains ne l’auraient pas aperçu. Du bout de l’arme, il leur fit signe de se regrouper devant la première voiture, une Audi blanche, de se serrer les uns contre les autres. Je n’ai pas assez de balles dans mon chargeur pour des tirs individuels. Je vais tirer dans le tas. Pour vous c’est mieux, certains échapperont à la mort. Sauf s’ils se retrouvent en première ligne. Panique générale. Empoignade. Sollers et Cohn-Bendit bousculent July, tentent d’enfoncer le pack constitué par Le Bris, Goupil et deux anonymes. Cris, insultes, jurons, évanouissements, hurlements de gorets égorgés. Bientôt Patrick ne voit plus qu’un enchevêtrement de corps traversé de soubresauts. Une pieuvre gigantesque dont les tentacules s’agitent en tous sens. Il lève son arme vers le ciel, tire un coup. Il hurle. Personne ne bouge, je ne suis pas un assassin. Vous me dégoûtez. La dernière fois que j’ai vu la plupart d’entre vous, vous défiliez en jurant de venger Overney. Aujourd’hui, vous êtes du côté des gavés et des fusilleurs ! Commencez à compter. Vous vous arrêterez à 300. Si l’un d’entre vous se retourne, je l’allume !
Un mur de dos qui tremblent, des pleurs, des râles ! Pitoyable !
Patrick glisse le Walther P38 dans sa ceinture, se baisse au-dessus du coffre, soulève le premier seau, le tient par l’anse de la main droite, passe la gauche dessous avant d’en projeter le contenu sur la grappe humaine. Une odeur abominable s’élève. Des cris montent.
On la ferme et on compte à voix haute, nom de dieu !
Patrick renouvelle l’opération, par deux fois. La merde vole, asperge humains et voitures, dégouline en ruisseaux sur les crânes et les costumes. Patrick n’est pas totalement épargné lorsqu’elle rebondit sur la carrosserie de l’Audi. Il en sera quitte pour une douche prolongée.
Les trois seaux vides réintègrent le coffre, qu’il claque. Devant, ça compte, trémolos dans la voix. Patrick jubile. Ça vous rappelle rien, les copains ? La grande campagne contre les bourgeois et les nantis. Quand vous nous faisiez chier dans des sacs plastiques pour qu’on les jette à Paris, Nice ou Aix sur les clients des grands hôtels ! Grâce à moi, aujourd’hui vous pouvez juger de l’effet produit sur vos ennemis d’alors, aujourd’hui des vôtres !
Patrick s’engouffre dans la Twingo. Dans le rétroviseur, il constate que personne ne se retourne. Et dire que ces clowns se réclamaient des révolutionnaires de 93, des communards et des FTP…
Lundi 19 février 2018, 22h.
Édith s’est penchée par-dessus mon épaule. Elle soupire. Elle hoche la tête. Je suis incorrigible. Heureusement, je ne lui ai jamais rapporté ce que Jules Renard disait de l’admirable Octave Mirbeau : « Mirbeau se lève triste et se couche furieux », que le collabo Guitry, qui n’était toutefois pas un homme sans qualité, avait modifié en « Triste, à son réveil en pensant aux injustices qui allaient se commettre, furieux en se couchant, de ne pas les avoir réparées ».
Sinon, elle m’aurait qualifié du même jugement (celui de Renard !).
Tu n’as pas eu assez de procès, de menaces. Tu en cherches d’autres ? Tu veux être accusé de diffamation ?
Que faire ? Si Lénine n’avait pas réussi à trouver une réponse définitive à cette question, comment espérer que moi, simple militant pétri de doutes et perclus de rhumatismes, je puisse y arriver ?
Alors j’ai décidé d’être lâche. La prudence, face à des individus qui adorent aller porter plainte à la police qu’ils ont exécrée et vouée aux gémonies et réclamer des droits et intérêts devant la justice bourgeoise pour laquelle ils n’ont jamais eu de mots assez durs, s’est chargée de m’arracher l’avertissement ci-après : Toute ressemblance avec des faits authentiques ne serait que pure coïncidence. D’ailleurs, Patrick Vengeur n’existe pas, pas plus que le restaurateur Gérald Duteil ni l’établissement 4 étoiles Caprice des Dieux. Cohn-Bendit, July, Geismar, Choiseul-Pralin, Le Bris, Kouchner, Finkielkraut, Goupil, Sollers, Kessler, eux, sont bien vivants. Loin de l’image caricaturale que j’en ai donnée, ce sont des citoyens méritants et estimables. La preuve ? Ils passent sur le poste et BFM-TV ! Et si Bernard-Henry Lévy a souvent été entarté, eux n’ont jamais été emmerdés…
Roger Martin