Rouge Cerise suscite une forte envie d’écrire chez les auteurs de roman noir. Invité par Le Figaro à écrire un texte pour ses lecteurs, notre ami Jacques Mondoloni a décliné, réservant sa plume à notre modeste site en déclarant : « Patrons du Figaro, songez à Beaumarchais, il saute de sa tombe en faisant la grimace, les maîtres ont encore une âme de valet ! ». Avec Les Murs ont la parole, une fantaisie, certes, l’auteur de Papa 1er (Grand Prix de l’Imaginaire 1983), de Les Milles, le train de la liberté, de Corsica Blues, de dizaines de nouvelles, genre dont il est un des meilleurs représentants français, montre que l’anticipation, cette forme particulière de la science-fiction, permet elle-aussi d’aborder des sujets graves.
(On aime plaisanter à RC 84. Les fidèles auront reconnu dans la citation un extrait du Un air de liberté de Jean Ferrat !)
R.C.
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Illustration choisie par RC
La patrouille nous a signalé les graffiti sur le portail de la Sorbonne, pas nouveaux : Attention les murs ont des oreilles, ils fleurissent un peu partout dans le quartier étudiant depuis le confinement, signe tangible qu’une partie de la jeunesse ne le supporte plus et se rebelle contre notre système d’écoute Thx à protons installé dans le bunker des Tuileries. Ce n’est pas sûr que cette manifestation de défiance fasse allusion à ce qu’on voyait sur les murs du pays pendant la guerre, c’est loin l’Occupation, seuls les très vieux qui ont connu la Résistance, ou les historiens, en comprennent le sens.
N’empêche : à l’État-major on est inquiet, notre détecteur à bas bruit capte le projet de désobéir aux autorités sous l’accusation d’espionnage. Oui, on espionne, mais c’est pour le bien de la population. Un malade, un déprimé, une femme battue, une bagarre dans un immeuble, un pillage, un délinquant qui viole les consignes, et aussitôt on accourt. On intervient même pour les accouchements prématurés, on sauve des vies: un cri, une plainte, une menace dans une chambre, un agonisant, un bébé qui s’étouffe, et nous voilà surgissant avec la brigade urbaine — à la campagne la surveillance du confinement est plus facile, les ondes qui émanent des fermes ou des lotissements nous parviennent sans être parasitées par le trafic des citadins.
Je commande la brigade qui couvre le centre de Paris. J’ai à ma disposition une vingtaine d’ambulances, munies d’appareils de secours et de lasers lourds, maniés par une centaine d’hommes, sélectionnés parmi les pompiers et les soldats de la garde.
Les bruits m’arrivent par plusieurs canaux : le Thx à protons balaye en permanence les immeubles, les rues de la capitale, les lieux publics encore ouverts, et même la circulation sur la Seine, sous forme d’oscillations en couleurs que nos ordinateurs interprètent comme l’activité en direct de nos concitoyens. En règle générale, on surveille la routine : le confinement est bien suivi — ce sont les disputes conjugales qui nous causent du souci, et on n’a pu éviter quelques meurtres et quelques suicides à domicile (ça se pratique dans le silence, le secret).
Ces graffiti ne me gênaient pas, mauvaise humeur, la nargue de récalcitrants, vandalisme de casseurs, mais vient d’apparaître une nouvelle inscription sur la mairie du V ème : Les murs avaient des oreilles, maintenant ils ont la parole, et j’ai peur des conséquences de cette provocation, une fanfaronnade qui pourrait engendrer une entreprise subversive, réveiller un terroriste en puissance.
Cela n’a pas tardé, à 2 heures 16, plein d’appréhension, j’ai entendu le bruit d’une cavalcade place du Châtelet. L’ambulance N°4 a surpris un individu en train de s’introduire dans le hall du Théâtre national, suivi d’un autre individu, peut-être une femme, d’après l’analyse de ses pas sur le carrelage. Grâce aux caméras de surveillance encore en état, le slogan en question était lisible sur la banderole qu’ils cherchaient à accrocher sur l’une des portes conduisant au balcon. Et je captais leur excitation à braver le couvre-feu, le non-respect du confinement - ils chantonnaient sur tous les tons Les murs ont la parole comme une litanie, et le son se diffusait jusqu’à l’extérieur du théâtre.
Le servant du laser a ciblé le premier individu en vue de le neutraliser mais, trop tard, il nous avait repérés et il s’est enfui par les égouts, circuit qu’il devait connaître. Son complice, confirmé : une femme, a eu l’intention de se sacrifier par le feu, mais mon équipe l’a aspergée de poudre pour la sauver. L’enquête dira quel produit combustible elle avait prévu d’utiliser – je vais aller l’interroger.
— Vous savez que vous violez la loi ? ai-je commencé.
— Je dénonce la perte de notre liberté.
C’était une jolie jeune fille, bouclettes et yeux clairs, qui s’était préparée à la rencontre avec la police. Dans son sourire, je voyais tout le stock de dérision qu’elle avait emporté avec elle.
— Notre président a dit que tout le monde doit rester à la maison mais il est important de sortir.
— En tout cas pas la nuit et en train de souiller les édifices publics.
— Vous voulez que je vous énumère les canons, les prescriptions de la politique de confinement ?
Elle n’a pas attendu ma réponse. De sa voix gonflée à bloc elle m’a mitraillé en direct :
— Les masques ne servent à rien, mais il faudrait peut-être en porter, ça peut sauver, ça sert à rien mais ça sera peut-être obligatoire.
— Les magasins sont fermés, sauf ceux qui sont ouverts.
— Il ne faut pas aller dans les hôpitaux, sauf s'il faut y aller, même chose pour les médecins, il ne faut y aller qu'en cas d'urgence à condition que vous ne soyez pas malade.
— Ce virus est mortel, mais pas trop effrayant, en fait ça va être une catastrophe planétaire.
— Les gants n'aideront pas, mais ils peuvent aider quand même.
— La nourriture dans le supermarché ne manquera pas, mais il y a plein de choses qui manquent si vous y allez en fin de journée, mais il ne faut pas y aller le matin.
— Le virus n'a pas d'effets sur les enfants sauf sur ceux sur qui il en a...
— Les animaux ne sont pas atteints, mais il y a malgré tout un chat qui a été testé positif, quand on ne testait encore personne, mais ce chat oui.
— Vous aurez de nombreux symptômes si vous êtes malade, mais vous pouvez aussi tomber malade sans symptôme, avoir des symptômes sans être malade ou être contagieux sans symptôme.
— Pour ne pas être malade, vous devez bien manger et faire du sport, mais mangez malgré tout ce que vous avez sous la main et c'est mieux de ne pas sortir…
— Il est préférable de prendre l'air, mais vous serez très mal vu si vous allez vous aérer, surtout n'allez pas dans les parcs, ou alors sans vous asseoir.
— Vous ne pouvez pas aller chez les personnes âgées, mais vous devez vous en occuper et apporter des courses et des médicaments.
— Vous ne pouvez pas sortir si vous êtes malade, mais vous pouvez aller à la pharmacie. Pour les soignants, même avec de la température, vous pouvez travailler.
— Vous pouvez commander la livraison de plats préparés (genre pizza) qui l'ont peut-être été par des personnes qui ne portaient ni masques ni gants.
-- Vous ne pouvez pas voir votre mère ou votre grand-mère âgées, mais vous pouvez prendre un taxi conduit par une personne âgée.
— Vous pouvez vous promener avec un ami mais pas avec votre famille si elle ne vit pas sous le même toit.
— On vous dit que se promener avec la bonne "distanciation sociale" n'est pas dangereux, alors pourquoi on ne peut pas se promener avec d'autres amis ou de la famille (un à la fois) si on est dehors à la bonne distance ?
— Le virus reste actif sur différentes surfaces pendant deux heures, non, quatre, non, six, non … on n’a pas dit des heures, c'est peut-être des jours ?
— Le virus reste en suspension dans l'air enfin non, ou oui, peut-être, surtout dans une pièce fermée, en une heure un malade peut en contaminer dix, donc si ça se trouve : tous nos enfants ont déjà été contaminés à l'école avant qu'elles ferment.
— On compte le nombre de morts mais on ne sait pas dire combien de personnes sont infectées, puisque jusqu'ici on n’a testé que ceux qui étaient "presque morts" pour savoir si c'était de ça qu'ils allaient mourir...
— On n'a pas de traitement sauf qu'il y en a peut-être un, qui n'est apparemment pas dangereux sauf si on en prend trop (ce qui est le cas de tous les médocs, non ?)
— On devrait rester confinés jusqu'à la disparition du virus mais il ne va disparaître que si on arrive à une immunité collective, et donc à condition qu'il circule... et pour ça il faut qu'on ne soit plus confinés !... *
— Voilà ce qu’on trouve sur les réseaux, lança-t-elle, le geste vers les immeubles. Au même moment, provenant du Thx à protons, l’alerte était donnée : la parole véhiculée par l’imprécatrice se diffusait dans tous les murs du Quartier latin et allait polluer le reste de la capitale, puis elle se propagerait partout.
Jacques Mondoloni
* Le passage en italiques est une compilation de messages circulant sur les réseaux sociaux.