Un article de La Pensée 2021/1 (N° 405), pages 135 à 137:
Pour célébrer le centenaire de la création du Parti communiste français, la fédération de la Vienne a sollicité à la fin de 2020 les contributions de différentes personnalités de ce département, dont celle d'Albert Rouet qui fut plusieurs années durant titulaire du siège archiépiscopal de Poitiers et, depuis sa retraite et son départ du département, archevêque émérite.
La Fédération du PCF de la Vienne a rassemblé ces textes en un ouvrage à paraître, « 1920-2020, Poitiers, contributions et témoignages »
Albert Rouet, membre de notre conseil de rédaction, et la Fédération communiste de la Vienne nous ont autorisés à publier cette contribution. Qu'ils en soient remerciés. Le titre du texte que nous publions est celui choisi par l'auteur
La Pensée
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CONTRIBUTION D'ALBERT ROUET
C.GOURE/ÉD. DE L’ATELIER
Quand je fus nommé à Poitiers, en novembre 1993, j'étais également président de la commission sociale des évêques de France et l'évêque qui accompagnait, à travers le monde, dix-sept organismes chargés du développement et de la solidarité. Ces fonctions me mettaient en contact régulier avec les instances représentatives de groupements professionnels, de syndicats et de partis politiques.
Il existait un groupe de « rencontres avec les croyants » émanant du comité central du Parti communiste français, piloté par Francette Lazard puis par Antoine Casanova. Les réunions trimestrielles, sans nul prosélytisme, permettaient des échanges sincères et des analyses de la situation politique, économique et sociale. Mon arrivée à Poitiers n'a pas interrompu ces liens. S'y sont ajoutés des contacts locaux.
Que retirer de tous ces échanges très libres, connus des instances respectives, discrets sur leur contenu ? En y réfléchissant, je retiendrai trois points : l'engagement, le sens de l'histoire et l'attention aux « marges ».
1. Sur l'engagement d'abord. Quand on pense à un parti politique, on envisage plutôt les têtes connues, les visages et les voix présents dans les médias, les élus... Je vois avant tout le nombre de personnes convaincues qui s'occupent de leurs compagnons de travail, qui distribuent leurs tracts par tous les temps. Il est facile de sourire des « camarades » - surtout quand on ne fait rien! Il est plus exigeant de se vouloir proche de ceux qui courbent le dos sous le poids de la vie, de rester incompris simplement parce qu'on défend un homme ou une femme, parce qu'on se bat pour préserver l'emploi menacé. Et, Malgré les rebuffades et les échecs, croire que la justice gagnera. Il faut pour agir ainsi un espoir et une abnégation remarquables. On peut tout à fait ne pas partager les objectifs, mais reconnaître la beauté de ce dévouement.
Un souvenir me revient, déjà ancien, peu importe. Il était 17 heures, à la station de métro Marcel Sembat qui desservait alors les usines Renault. Un travailleur du Maghreb monte dans le wagon, s’adosse à la paroi et se met à lire une brochure polycopiée dont j'ai vu le titre : Métaphysique et Dialectique, un point important de la pensée de Marx. Que cet ouvrier, à la fin de son travail, tienne à se former ainsi, eh bien cela m'a édifié.
2. Cette anecdote ouvre le sens de l'histoire. On nous présente le système dans lequel nous vivons, comme le seul possible. Tout est fait pour décrédibiliser une autre proposition, même si elle émane du pape François. Mais affirmer qu'un seul système est possible, ce n'est pas seulement exposer une idéologie qui veut expliquer le réel, c'est poser une fatalité. On peut discuter d'une idéologie, une fatalité s'impose. Elle ne se discute pas. Dès lors, il n'y a plus d'histoire. C'est d'ailleurs cette affirmation que l'histoire humaine est plus grande que les réalisations concrètes qui rapproche chrétiens et communistes.
Les personnes que j'ai rencontrées rejetaient toutes les outrances du stalinisme. Cette déviance fut un coup très dur pour communisme lui-même, en l'habillant d'un travestissement qui ne lui est pas intrinsèque. Mais notre propre histoire montre aussi que les plus hautes idées reçoivent les coups les plus durs de ceux qui s'en emparent.
Le sens de l'histoire que j'ai constaté comprend une visée lointaine, une société vraiment humaine et de multiples sursauts, reprises, essais, parce que la force de l'objectif attire toujours au-delà des réalisations limitées. Je ne pense pas que ce mouvement soit automatiquement bien orienté. Car, à mon sens, ce sont des groupes humains qui gèrent les orientations de l'histoire. Que cette histoire ne soit ni fatale ni absurde, voilà un autre point de dialogue entre nous.
Car si les sciences éclairent progressivement l'évolution de l'hominisation, avec son buissonnement, il restera toujours la question d'être encore mieux homme, l'humanisation. Teilhard de Chardin y pensait sans cesse.
3. Nous avions déjà amplement de quoi débattre. On me dira certainement : qu'avais-je à faire avec de tels incroyants ? Je ferai remarquer qu'on ne parle pas de Dieu comme d'un objet, que la représentation de Dieu que rejetaient mes interlocuteurs, je n'en accepte ni le mécanisme autoritaire, ni la puissance gratuite, ces deux composantes venues du XVIII siècle. Il est un autre chemin de dialogue.
Marx énonce que « l'histoire avance par ses marges », c'est-à-dire par ceux et celles que la société repousse à ses bords. Comme s'effiloche un tapis, un groupe humain laisse partir - et parfois exclut - des hommes et des femmes: les marges. C'est par elles que surgissent les nouveautés. N'ayant rien à conserver, elles ont tout à créer. Je fus souvent surpris par la capacité de militants, leur camaraderie, à saisir les aspirations de ces gens. La notion de « classe sociale » garde ici sa pertinence, même si les composantes évoluent. En clair, il y a ceux qui décident et ceux à la place de qui on décide. Permettre à ceux-ci de donner leur avis, de décider de leur propre histoire, c'est leur rendre leur dignité.
Et comment oublierais-je que c'est à ces « petits » que le Christ s'est identifié ? Cette référence conduit à s'interroger sur ce que l'on entend habituellement par « matérialisme » et « spiritualisme ». Ces termes très larges renvoient en fait à la relation entretenue avec le monde et avec les autres. Pour une même réalité, une relation peut s'avérer matérialiste quand elle la réduit à une stricte objectivité, à une chose. Elle se change en spiritualité dès lors qu'elle se réfère à un mouvement plus vaste, un objectif plus digne de l'humanité. Défendre la cause des laissés-pour-compte refuse de ne les considérer que comme des êtres insignifiants, parce que leur dignité dépasse leur condition visible. Cela, je l'ai constaté dans mes rencontres poitevines. Et je reconnais qu'elles m'ont rendu mieux humain.
Albert Rouet
(novembre 2020)
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