Source: l'Humanité Vendredi 18 Avril 2008
J'avais trente et un ans et demi, j'habitais au Creusot, dans la ville la plus ouvrière de France, avec la présence de l'usine Schneider, le marchand de canons, la SFAC. Je travaillais dans une usine de confection, la SAVO - Société anonyme des vêtements ouvriers - depuis juin 1954. Nous étions 250 salariés, dont 4 hommes - le directeur, son adjoint et deux mécaniciens. Nous avions un syndicat CGT, 50 % de syndiquées, 95 % aux élections de DP et CE.
Avant de décrire l'ambiance des trois semaines d'occupation, je voudrais remercier mes anciennes camarades, si certaines me lisent, car, pendant les dix-huit années passées à la SAVO, j'ai fait mon apprentissage de militante à la CGT. Dans notre département de Saône-et-Loire, nous pouvions constater, les années précédentes (1966 et 1967), un développement de l'activité syndicale, avec créations de syndicats d'entreprise et plus particulièrement chez les femmes.
Dans notre entreprise, la direction du syndicat, constituée par les élues, avait été complètement renouvelée aux élections de décembre 1965, il restait 21 syndiquées et un syndicat CGT dont l'essentiel des effectifs était dans le secteur des ventes. L'Union départementale était au courant et m'avait invitée aux réunions de la CE, le climat semblait favorable pour constituer des listes. Début 1966, nous avions multiplié par 4 le nombre de syndiquées et je prenais en charge le travail collectif.
Entre-temps, j'étais élue à la Commission Executive, le 27 janvier 1968, au congrès de l'UD, en présence de Livio Mascarello, j'étais élue au secrétariat de l'UD, la première femme dans une équipe d'hommes.
À la SAVO, notre équipe était bien structurée. Avant chaque réunion de DP ou CE, nous nous réunissions avant de déposer le cahier revendicatif et, deux fois par mois, nous passions dans les équipes - les « synchros » - et le magasin pour recueillir les revendications particulières. Nous avions pratiquement une déléguée dans chaque équipe. Cela nous permettait également de placer, déjà, le timbre syndical et Antoinette, le journal féminin de la CGT.
Au niveau de l'UD, nous avions une commission femmes, qui se réunissait, le samedi matin, comme d'ailleurs le bureau de l'UD, les heures de délégation étaient exclusivement consacrées à l'entreprise. À la SAVO, nous avions une commission jeunes, que nous avions mise en place surtout pour contrecarrer la direction qui avait créé une équipe de basket, avec des déplacements pour les matchs et dont nous redoutions l'influence sur ces jeunes.
En mai, tout est allé très vite. Fallait-il occuper l'atelier, avec des femmes, les maris... ? Un vote a eu lieu à une faible majorité. C'était « non », mais rendez-vous pris le samedi pour savoir comment évoluait la situation, et... l'occupation dura trois semaines, du 20 mai jusqu'à la reprise le 10 juin, après avoir signé un protocole d'accord, qui allait au-delà de la signature le 6 juin de la convention collective nationale de l'habillement. Nous étions en contact permanent avec la fédération, grâce à la télécopie, puisque nous avions accès aux bureaux de la direction et que la maison mère Guerry-Dupéray de Roanne nous sollicitait pour rendre les clés et travailler. Nous avions des consignes : ne pas reprendre sans protocole d'accord et dépôt à l'inspection du travail. Nous avions ajouté et obtenu le paiement de 50 % des heures de grève et la résiliation des contrats d'apprentissage sous-payés : nous en avions 50. L'accord national indiquant qu'après six mois à un poste de travail le jeune doit être payé comme l'adulte, nous avions été obligés d'informer les parents, de les réunir, pour leur expliquer que le salaire de leur fille était plus important que le niveau des allocations familiales. Une seule famille a maintenu le contrat sur quelques mois. Ensuite le syndicat a expliqué aux jeunes qu'il fallait qu'ils paient une pension aux parents, mais que l'argent était le fruit de leur lutte.
Pour décrire l'ambiance de ces trois semaines, seuls ceux et celles qui l'ont vécue savent que ce sont des moments inoubliables et difficiles à raconter. Trois semaines, c'est long, et s'organiser tout un poème. Les mécaniciens, exclus de l'occupation (que des femmes !), nous avaient bloqué les portes qui donnaient aux vestiaires et au magasin de livraison. Seule la grande porte d'entrée, immense en métal et en vitres épaisses, donnait accès à l'entreprise, avec une énorme clé et un cadenas. La clé du cadenas était enfilée à mon collier, toutes les nuits, sauf deux où j'ai couché à la maison. Nous avions institué des horaires : le matin nous ouvrions aux RG qui nous demandaient si tout allait bien et le soir à 20 heures. Il fallait être stricte, nous ne voulions pas que des jeunes filles, ces « folles » qui occupaient, se retrouvent neuf mois après avec un bébé. Ces jeunes qui n'avaient pas dix-huit ans étaient sous notre responsabilité ; les parents nous les avaient confiées.
Quelle organisation ! Le grand réfectoire était le lieu de rendez-vous. Il y passait plus de 80 femmes, lieu de discussion, de rigolade, de danses, avec les enfants, grands et petits, lieu convivial, dortoir le soir pour une vingtaine. Trois ou quatre - dont j'étais - dormaient dans le hall, lui pas très chauffé, au cas où... Les vitres de la porte éclairée par le lampadaire pouvaient trahir la présence de rôdeurs.
Une équipe était chargée du ravitaillement. Nous mangions sur place. Par la suite, les camarades de la SFAC nous amenaient des repas du restaurant de l'usine qui fonctionnait. Une autre équipe est allée à la campagne chercher des patates et autres fruits et légumes. Nous avions une déléguée dont la belle-famille tenait une entreprise d'ambulances par laquelle nous avions de l'essence. Nous pouvions aussi aider quelques familles en difficulté.
Enfin, nous avions des débats sur la formulation de nos revendications, que nous faisions remonter à la fédé, dans le cadre des négociations. La journée, grâce à cette essence, j'ai pu participer à l'activité départementale, assurer des réunions à Mâcon, Louhans, Montchanin, dans les usines occupées, et par la suite pour élaborer des protocoles de reprise.
J'avais adhéré au PCF en janvier 1968 et j'avais participé au congrès du PCF à Ivry, avec Waldeck Rochet, un enfant du pays. Poussée par Rémy Boutavant et André Faivre, des responsables du PCF en Saône-et-Loire, j'étais intervenue sur la prise de conscience des femmes sur leur émancipation. C'était la première fois que je parlais devant autant de monde : j'avais mal au ventre et je tremblais. Sûrement que cela m'a aidée par la suite à prendre de l'assurance. À la fin de la grève, nous avons constitué une cellule d'entreprise avec six camardes. Nous faisions les réunions de cellule entre 12 heures et 14 heures, chez moi, à quelques centaines de mètres de l'atelier.
À l'entreprise, ce ne fut plus jamais comme avant. Nous avions gagné en audience auprès du personnel ; une contremaîtresse sur quatre était syndiquée ainsi que les quatre femmes dans les bureaux, dont la secrétaire de direction dont le mari était ingénieur à la SFAC. Quant au directeur Machot, nous l'avons fait adhérer au mouvement de la paix et nous avons collecté médicaments et denrées alimentaires et confectionné des vêtements en toile, avec les contremaîtresses sur le temps de travail, pour « Un bateau sur le Vietnam ». Étant au conseil d'administration de LARC, la maison de la culture, nous avons mis en place une petite commission, chargée de gérer les places de spectacle. Le CE disposait de 50 abonnements. Avec le directeur, nous avons pu mettre en place une véritable mutuelle, face à la maison mère de Roanne... Et depuis, c'est pour moi une longue histoire de fidélité à la CGT et au PCF, grâce aussi à deux camarades qui m'ont toujours fait confiance, Roger Becquet (1) et Gisèle Johannès (2).
Marie-Hélène Calvetti
(1) Il fut secrétaire de l'UD-CGT de Saône-et-Loire.
(2) Elle était secrétaire générale de la fédération CGT de l'habillement-chapellerie.
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