http://www.rfi.fr/ Publié le 11-11-2016
Professeur émérite à l’Université de Princeton et ardent militant de la cause noire, le philosophe Afro-Américain Cornel West a été l’une des voix les plus critiques à l’égard du président Barack Obama, tout au long de ses deux mandats. Au lendemain de l’élection de Donald Trump, ce philosophe auquel l’économiste sénégalais Lamine Sagna vient de consacrer un ouvrage [Violence, racisme et religions en Amérique, Cornell West, une pensée rebelle, Editions Karan, Paris, 2016] dresse un bilan peu complaisant des années Obama.
RFI : Que pensez-vous de l’élection de Donald Trump ?
Cornel West : Elle confirme le black-out spirituel que j’ai évoqué le 3 novembre dans le Boston Globe, avec l’effondrement des valeurs d’intégrité, d’honnêteté et de décence. Nous avions le choix entre une catastrophe néofasciste et un désastre néolibéral. Donald Trump a déversé un affreux mépris des élites libérales et des citoyens de couleur vulnérables, une posture suivie et couverte au moindre tweet près par les médias mainstream, en quête de gains financiers. Hillary Clinton, elle, a défendue un establishment libéral obsédé par la victoire à tout prix – et les médias mainstream ont là aussi pesé en sa faveur, à des fins pécuniaires. Bref, c’est la loi des gros sous qui l’a emporté !
Vous avez dit du président Barack Obama qu’il est le premier président noir et « négrifié » des Etats-Unis. Que vouliez-vous dire ?
Quand je parle de Noirs « négrifiés », je désigne des gens tellement intimidés qu’ils ne disent pas la vérité sur leur souffrance. Barack Obama n’a jamais parlé de la souffrance des Noirs américains. Il a toujours prétendu que les Etats-Unis sont les meilleurs et le pays le plus magnifique du monde.
Lui reprochez-vous d’être un rêveur ?
Prenons garde à cette catégorie assez vague du « rêveur ». Martin Luther King en était un, de même que Malcom X, qui a lui aussi rêvé de voir les Noirs américains conquérir leur amour-propre. Quand tous ces gens ont disparu, ils avaient un rêve, et je veux être sûr de ne pas les dénigrer lorsque j’évoque Barack Obama, porteur d’un type de rêve tout à fait différent.
Le simple fait qu’il soit entré à la Maison Blanche n’a-t-il pas brisé le plafond de verre pour les jeunes Noirs, sur le plan symbolique ?
Les symboles importent, mais ne restent que des symboles. Je pensais que Barack Obama serait plus fidèle à l’héritage de Martin Luther King, et qu’il s’attaquerait aux trois fléaux de notre société que sont la pauvreté, le militarisme et le racisme. En fin de compte, il a mené des politiques néolibérales qui ont complètement échoué : plus de 25 % des Noirs (13 % de la population) vivent sous le seuil de pauvreté. La misère sociale demeure, malgré les succès d’un président noir. Il a bombardé sept pays musulmans, multiplié les drones et n’a parlé du racisme que lorsqu’il était contraint de le faire, le dos au mur. Il n’est pas arrivé avec une vision claire d’actions à mener pour endiguer ce fléau.
Un homme seul peut-il changer sa société ?
Nelson Mandela était un grand homme, malgré ses défauts. Il le disait souvent : seuls les mouvements peuvent accomplir des transformations profondes, et non les hommes seuls, en effet.
Ces vingt dernières années, des progrès substantiels n’ont-ils pas été faits pour la cause noire aux Etats-Unis ?
Certainement, mais le bénéfice de la lutte a surtout profité à l’élite et la classe moyenne noires. Les pauvres, eux, ont encore plus souffert. Les prisons sont remplies et relèvent d’une véritable industrie, avec 2,2 millions de détenus à 40 % Noirs. L’accès à l’éducation reste problématique. Les violences policières à l’encontre des Noirs ont atteint un niveau tel que des mouvements comme Black Lives Matter se sont formés de manière spontanée.
Que pensez-vous du livre Une colère noire (Autrement, 2016) du journaliste afro-américain Ta-Nehisi Coates, qui a valu à son auteur d’être comparé par la romancière Toni Morrisson à James Baldwin ?
Il n’y a pas de dimension collective et de connexion avec la lutte pour la cause noire dans le travail de Ta-Nehisi Coates. James Baldwin, lui, mettait le doigt sur une blessure collective. Il n’est pas vraiment question de la suprématie blanche dans Une colère noire, contrairement aux écrits laissés par James Baldwin et Richard Wright. Dans cette lettre à son fils, Coates lui fait comprendre qu’il sera toujours au fond du trou et qu’il va perdre ! Or, on doit se battre ! Ce livre a été lu par la population blanche, dont il a tiré des larmes de crocodile. Nous ne voulons pas de la pitié blanche, mais de la liberté noire !
Le courant de pensée afrocentriste est-il toujours utile ?
Absolument. La suprématie blanche opère à des niveaux innombrables, et l’afrocentrisme représente l’une des manières de la repousser, avec beaucoup d’amour-propre et d’estime de soi. Le blues, le jazz et le hip-hop sont aussi des manières culturelles de résister, indispensables, même s’ils restent sur un registre émotionnel et personnel. « Good morning heartache », chantait ainsi Billie Holiday. Ce qui ne doit pas nous empêcher de comprendre, livres en main, la façon dont opèrent le capitalisme, le patriarcat et l’homophobie.
L’Afrique a-t-elle quelque chose à apporter aux Etats-Unis ?
L’Afrique a beaucoup à apporter, non seulement aux Etats-Unis, mais au monde. Dans le contexte contemporain de catastrophes écologiques et de sorties de l’héritage colonial, les Américains ont beaucoup appris de la dignité africaine, un bien dont ils ont toujours soif !
Sabine Cessou
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