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http://lecourrierdelatlas.com le 10 janvier 2017

Quand on est pauvre, il paraît que c'est pour toute la vie. Je crois que c'est vrai. Peu importe, si un jour, on se met à gagner des millions, rien ne change à l'intérieur. 

Moi, par exemple, la première fois qu'on m'a demandé mes tarifs, j'ai pas su quoi répondre. C'était pas pour aller faire le tapin : y avait juste un type à l'autre bout du fil qui me proposait de venir parler à une conférence sur le dépassement de soi.

Il était drôlement intéressé par mon parcours et il a dit que ça valait de l'argent ce que j'avais à dire. Que j'étais même en capacité de remplir toute une salle.

J'ai masqué la surprise dans ma voix pour faire comme si j'avais l'habitude de ce genre de sollicitations financières et je lui ai dit, pour pouvoir gagner du temps, que je le rappellerai plus tard.

Je ne savais pas jusqu’à ce jour qu'on pouvait être payé juste pour raconter sa vie. Je croyais qu'on faisait ça gratos, de bon cœur, autour d'une table avec des copains, ou dans un collège pour donner envie aux élèves d'aller plus loin. Je croyais même que c'était l'inverse, que c'était un privilège d'être écouté, surtout par autant de monde.

Combien je valais ? C'était une bonne question à laquelle je n'avais jamais pensé. Selon ses employeurs, mon père, lui, valait pas plus que le SMIC. Peu importe les boulots pénibles qu'il a pu faire, il n'a jamais gagné plus que 6000 francs.

Papa n'a jamais demandé à être payé davantage d'ailleurs. Il aurait même accepté moins, j'en suis sûr. Déjà d'avoir un boulot, c'était beaucoup pour lui.

Combien je valais ? J'ai rappelé le gars et j'ai proposé, un peu gêné, 100 euros pour une intervention de trois heures. 650 francs de l'époque. L'équivalent de trois jours de boulot pour le daron. Une somme que j'allais gagner sans suer. Je demandais déjà beaucoup.

Il a ri discrètement. Ça s'entendait au combiné qu'il était content du tarif. Et il a ajouté en bon prince qu'il prenait même en charge les frais de transport qui n'allaient pas le ruiner parce que la conférence avait lieu seulement à une heure et quart de Paris, à Amiens, en Picardie.

J'ai raccroché en comprenant tout de suite que j'aurais pu demander davantage.

Jusqu'à aujourd'hui, j'ai autant de mal à réclamer ce qui est pourtant un dû. Ce qui est pourtant juste. Ce que tous les autres demandent et obtiennent naturellement. 

Moi, j'attends toujours qu'on me propose et je suis souvent d'accord avec la somme, même si je ne le suis pas, je préfère ne rien dire. 

Parfois, le type qui m'invite ressent mon malaise et il en profite. Quand il a affaire à des riches, il opère différemment. Il sait qu'ils sont habitués, qu'ils n'ont aucune complexe, aucune honte à se faire payer à leur juste valeur.

Mais toute ma gêne vient de loin. De très loin. Dans les milieux populaires, on ne valorise que le concret. Pas l'abstrait. On ne sait pas valoriser l'effort intellectuel. Parce que chez nous, il y a peu d'écrivains, de journalistes, de chanteurs... Il y a surtout des manutentionnaires, des ouvriers, des manœuvres, etc. La valeur, la vraie, pour nous, se mesure à partir de la force physique. 

Papa n'a jamais cru ou imaginer qu'écrire des bouquins ou réaliser des films, voire, y jouer, pourrait un jour faire gagner en une année, ce que lui aurait touché en toute une vie de boulot.

Maman non plus, bien qu'elle n'ait jamais été au turbin. Elle a toujours vu les hommes se lever tôt et rentrer fatigués le soir à la maison. Comme mon père, elle ne comprend pas qu'on puisse bosser de chez soi et être payé juste pour réfléchir. 

Nos darons sont toujours restés au même poste, au même niveau hiérarchique toute leur carrière. Papa n'a jamais voulu être chef. Le goût du pouvoir, c'est un truc de riche ou de ceux qui rêvent de devenir riches. 

Je me souviens encore très bien des railleries de mon père sur le fait que j'ai les mains douces. Il les considère comme des mains de fainéants. Les siennes sont dures et rêches. Les mains de papa ont la couleur de l'effort. 

Je me suis toujours pensé pauvre parce que j'ai toujours vécu avec peu. Et toujours entouré de pauvres. C'est devenu presque un mode de vie. J'achète des jeans à la friperie, je me contente de deux blousons, de trois paires de chaussures, je porte souvent les mêmes t-shirts. Parfois, mes chaussettes ont des trous. Alors, au lieu de les foutre en l'air, ma sœur, couturière de formation, me les recoud. Mes slips, mes caleçons sont achetés par lot de 4, parfois au marché, parfois à Auchan. Je ne jette jamais de vêtements sauf pour les offrir aux plus démunis. 

Par culpabilité, j'ai toujours refusé de me faire plaisir, même quand j'en ai les moyens. Je ressemble à mes parents. 

Eux ne prennent jamais le taxi sauf quand ils n'ont pas le choix et qu'ils doivent aller à Orly à 5h du matin pour attraper un avion pour le bled. S'ils pouvaient faire autrement et prendre le RER la veille et dormir à l'aéroport, ils le feraient presque. 

Avant que le pass navigo existe, ma mère allait à pied faire ses courses à Saint-Denis, économisant ainsi ses tickets d'autobus, peu importe si elle était chargée comme une mule. Peu importe la météo, ou si son dos lui faisait mal. Elle a toujours vécu comme si elle pouvait se retrouver à la rue du jour au lendemain. Elle ne s'est jamais vu riche un jour. 

Moi non plus, je ne prends jamais le taxi. Sauf à l'étranger quand la course coûte 15 centimes. Je préfère le métro, même quand il est très tard. Même quand je suis mort de fatigue. Parfois, j'essaie de changer. De me dire "Bordel Nadir, tu l'as mérité", "profite un peu, lâche toi", mais je n'y arrive toujours pas. Ma conscience de pauvre me rattrape toujours. 

Mon père n'a jamais dit "Les Dendoune, venez, on va au resto ce soir !". De toute façon, ma mère lui aurait répondu "Mohand, pourquoi sortir, il  y a tout à la maison ?. Le frigo est rempli".

Le resto, c'est différent de nos jours. J'aime bien. Mais pas ceux qui coûtent chers. Ma mère aussi arrive désormais à profiter un peu des plaisirs de la vie, surtout quand elle va manger dehors avec des gens qu'elle aime. Elle commande le minimum. Mais elle peut tenir un an sans foutre les pieds dans un resto. Voire plus. Une vie à faire attention à chaque euro, ça laisse des traces.

Quoi qu'il arrive et que même si un jour, je gagne des millions, je ne crois pas que je changerai mon comportement. Même avec un peu plus d'argent, je ne ferai donc jamais d'excès.

En vrai, je suis attaché à ma culture de pauvre. Il y a des tas de gens issus de milieux populaires qui n'aiment plus leur "famille" après qu'ils soient passés de l'autre côté, dans la catégorie du dessus. Moi, non.

J'aime les gens modestes, les pauvres comme on dit. J'aime les miens. Eux passeront toujours avant les autres. Ma culture de pauvre m'aide à toujours garder les pieds sur terre et à ne jamais oublier la valeur des choses. 

Nadir Dendoune

Nadir Dendoune est journaliste indépendant. Après un passage au Parisien, à M6 et à France 3, il travaille régulièrement pour le Courrier de l’Atlas depuis 2013. Il est par ailleurs réalisateur de documentaires et auteur. Son dernier livre "Un tocard sur le toit du monde" a été adapté pour le cinéma et sortira sous le titre "L'ascension" début 2017.

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A partir du 18 janvier

au cinéma UTOPIA d'Avignon

Toutes les polices de France sont aux trousses de la mystérieuse « Cellule 34 » qui menace de mort le président de la République. 150 policiers dont la brigade antiterroriste débarquent dans un petit village de l’Hérault. Qui sont ces dangereux papys accusés d’être le corbeau ?

C’est l’histoire invraisemblable d’une farce juridique qui aura inquiété jusqu’à l’Elysée et fait débouler l’élite de la police antiterroriste dans un petit village de l’Hérault où une bande de villageois aux gabarits plutôt Obélix qu’Astérix résistent. Ces drôles de zouaves ont très bien compris que la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Une fable de la France d’aujourd’hui.

Tag(s) : #TRIBUNE LIBRE
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